L’innovation nous oblige en permanence à remettre en question nos certitudes. C’est même son principe : ce qui était certain, ce qui fonctionnait parfaitement, peut se trouver obsolète, donc dévalué, au profit de la nouveauté. La vitesse chaque jour plus rapide du changement fait que l’on ne peut plus désormais s’installer durablement dans une certitude, fonctionner dans les mêmes systèmes ou occuper longtemps la même position, sauf à être très rapidement « déconnecté » de la marche du monde.
Avant d’être définie comme une technologie, l’innovation est donc une attitude de pensée. L’innovation nous oblige ainsi à une mécanique mentale, difficile mais passionnante : ne rien tenir pour acquis. Et si rien n’est jamais acquis, tout est instable.
Cette instabilité du savoir et des techniques portées – et accélérée – par l’innovation n’est pas sans liens avec la base de toute démarche philosophique : faire comme si rien n’allait de soi. Loin d’être la course irréfléchie à la nouveauté dont certains l’accusent parfois, cette forme avancée de la modernité qu’est l’innovation rejoint ainsi l’un des piliers fondamentaux de la sagesse. Socrate, le modèle occidental du sage, prétendait qu’il ne savait qu’une chose, c’est qu’il ne savait rien. C’est ainsi qu’il s’engageait sans le moindre a priori dans la discussion ou le dialogue. Il réussissait de cette manière à questionner pour parvenir à suspendre les certitudes de son interlocuteur et à déboucher sur un point de vue plus solide, situé au-delà de l’antagonisme engendré par la simple confrontation des opinions.
“Outside the box”
Si elle est le règne de la performance, l’innovation est donc également celui de l’incertitude. En ce sens, elle est aussi un parfait rejeton de la science. En effet, à la différence d’une croyance, qui est indiscutable, est considéré comme scientifique ce qui est réfutable, ce qui peut être remplacé par une meilleure théorie rendant mieux compte de l’expérience. Par la mise en pratique quotidienne de la technoscience, l’innovation s’inscrit clairement dans cette perspective.
Au fondement de l’innovation, déséquilibre et instabilité apparaissent désormais comme des vertus, comme des qualités nécessaires au bon fonctionnement du progrès, là où ils représentaient plutôt des défauts ou des faiblesses dans le passé. Équilibre et stabilité semblaient alors des prérequis pour tout projet. Penser « sérieusement » consistait à s’appuyer sur des savoirs établis, sur une tradition, ou en tout cas sur une certaine continuité du savoir. C’est cette continuité qui est battue en brèche par l’innovation, qui procède par sauts, par ruptures, par disruption.
Il faut désormais penser « outside the box ». Cette image de la boîte est révélatrice du changement de perspective général apporté par l’innovation : celle qui nous montre qu’un grand nombre de nos certitudes n’était que des crédulités. L’idée de la boîte évoque un contenant où les éléments contenus sont rangés. La boîte évoque à la fois l’idée des limites (les parois de la boîte) et celle de l’ordre (les catégories de la pensée établie qui font plus ou moins consensus). Si l’on pense « inside the box », on s’appuie sur ce qui existe. Or, l’innovation suppose la nouveauté, c’est-à-dire la rupture. Innover, c’est inventer et déployer cette invention. C’est donc rompre avec ce qui existe. Cette logique qui a toujours caractérisé l’invention a essaimé dans tout le champ économique, reposant désormais de plus en plus sur la capacité générale à innover. L’impératif d’innover tend à se généraliser, et conduit de plus en plus de monde à adopter cette « agilité » qui constitue désormais le principal critère d’une pensée efficace, c’est-à-dire une pensée qui se refuse à toute position arrêtée et durable.
Cette « boîte » hors de laquelle il faut désormais penser, c’est donc une boîte bien précise : sa propre boîte crânienne, là où sont rangés les évidences, les certitudes, les schémas ayant fait leurs preuves et les expériences qui nous conduisent à penser que ce qui a marché hier marchera demain. Il n’en n’est rien. Plus s’impose la logique de l’innovation, et l’accélération phénoménale qu’elle apporte, plus ce qui était valable hier a cessé de l’être aujourd’hui ; ce qui était vrai il y a cinq minutes pourrait fort bien ne plus l’être à l’instant d’après.
Pour une culture de l’innovation
Le prisme de la technologie est employé la plupart du temps pour parler d’innovation. Pourtant, cet angle d’analyse, s’il a évidemment toute sa place – qui pourrait nier que l’innovation se fait toujours sur une base technologique ? -, est devenu réducteur lorsqu’il s’agit de mettre en évidence la fonction réelle qu’elle assure aujourd’hui. La place économique et sociale qu’elle a prise montre qu’elle déborde largement ce cadre. Cela montre en tout cas que l’approche par le seul biais des technologies n’est pas suffisante pour prendre toute la mesure du phénomène, et de l’immense potentialité de ses apports pour le bien commun.
À travers la place décisive prise par l’innovation, la logique qui l’anime imprime désormais fortement la culture. Elle remodèle nos usages, nos pratiques, notre quotidien, nos institutions, nos relations, etc. Ainsi, elle est amenée à modifier en même temps nos modes de pensée. C’est un cadre de pensée global qui s’installe alors, réglant la nature aussi bien que le rythme du progrès.
Il faut en conclure que l’innovation fait aujourd’hui pleinement partie de la culture : elle est même l’une des dimensions, sans doute parmi les plus importantes, de la culture contemporaine. La « culture geek » le montre bien, par exemple. Pourtant, elle reste trop souvent cantonnée à des cercles trop étroits, et cette confidentialité ne rend pas justice à la place réelle prise aujourd’hui par l’innovation dans nos vies. Son impact est tel, à un nombre de plus en plus grand de niveaux, que s’impose de façon impérieuse le besoin de penser l’innovation comme culture, et de définir les grands traits d’une culture de l’innovation. Son importance et sa capacité de transformation font qu’elle doit s’intégrer aux cadres de la culture contemporaine, qu’elle doit être pensée comme l’un de ses éléments majeurs de structuration.
Bref, il est urgent de développer et de diffuser largement une véritable culture de l’innovation. À la fois individuellement et collectivement.
L’innovation est un champ encore largement vierge. Ce qui semble logique pour une pratique dont le principal mode opératoire est de détruire l’acquis au profit du nouveau, celui-ci devenant à son tour, dès son apparition, un acquis à dépasser.
Même s’il est plus facile, voire plus confortable, d’être nostalgique d’un temps où l’état des choses et des connaissances semblait relativement fixe, il faut désormais accepter et « faire avec » l’instabilité. L’un des aspects positifs de cette fluidité toujours plus grande du savoir est de nous conduire de plus en plus à une ouverture d’esprit et à une acceptation aussi bien de la nouveauté que de la différence. Car tout ce qui est nouveau est par définition différent.
Ainsi, l’innovation peut nous aider à nous méfier de la permanence de nos certitudes, de ce que l’on pense savoir. De ce point de vue, l’innovation pourrait bien être un antidote à tous les raidissements identitaires, généralement fondés sur la certitude erronée qu’on a raison de penser ce qu’on pense.
Enseigner l’innovation
Parler d’une culture de l’innovation signifie, entre autres, qu’elle devrait faire partie de la culture générale. Mieux : on devrait l’enseigner ! L’innovation pourrait s’envisager comme une matière à enseigner en tant que telle, aux nombreuses implications culturelles, voire anthropologiques. Et si on prenait cette idée au sérieux ? Si on l’enseignait, comme une matière, au même titre que les mathématiques, l’anglais ou l’histoire ? Ne serait-ce pas une opportunité de repousser les frontières de l’enseignement et d’en explorer ainsi de nouvelles ?
L’innovation pourrait avec profit entrer dans les cycles d’enseignement, et ce, dès le collège. Ce n’est pas seulement une approche technologique de l’innovation qu’il s’agirait de développer à l’école, mais une perspective élargie où toutes ses dimensions (technologique, philosophique, sociologique, sociétale, écologique, etc.) seraient évoquées et transmises aux élèves.
Il s’agirait d’élaborer et d’offrir un module d’enseignement pour des élèves du secondaire. Cela leur permettrait de comprendre tous les aspects du phénomène. Il prendrait également conscience du champ des possibles apporté par l’innovation, au-delà de la simple utilisation des applications et des écrans de leurs smartphones auxquels ils sont très souvent rivés. Il y a là une clé pour réconcilier les élèves avec l’école, en leur montrant que l’école s’intéresse à ce qui les intéresse. En effet, parler d’innovation en tant que matière permet d’aborder tous les aspects du sujet et de leur montrer que l’enseignement qui leur est dispensé n’est pas coupé de ce qu’ils vivent, mais au contraire y est pleinement ancré.
Parmi les multiples aspects de cet enseignement, le prisme des jeux vidéo et de la façon dont ils servent aujourd’hui de modèle pour de nombreuses autres activités collaboratives pourrait être un axe porteur.
Envisagée de cette manière, l’innovation pourrait alors également jouer un rôle décisif dans la lutte contre l’exclusion, en étant présentée à travers des initiations (stages, week-end, soirées, etc.), notamment dans les zones défavorisées. Des associations travaillant dans les quartiers ou les zones sensibles pourraient proposer une familiarisation avec cette matière aux multiples facettes, comme elles le font pour le foot, la musique ou la peinture. L’innovation apparaîtrait ainsi non plus comme une pratique lointaine réservée à quelques privilégiés, mais comme une matière accessible, porteuse d’espoir d’évolution et de transformation sociale.
En nous obligeant à accepter une instabilité fondamentale du savoir, en permettant de réaliser que dès que l’on croit savoir quelque chose, ce savoir est destiné à très courte échéance à être remplacé par un autre, en remettant en cause nos certitudes de façon systémique, l’innovation nous enseigne une ouverture d’esprit salutaire, et possiblement porteuse d’une plus grande tolérance.
Finalement, et si le fait de savoir qu’on ne sait pas était la seule façon de vraiment savoir quelque chose ?
Une chronique initialement parue dans La Tribune