L’offre ou la demande ? Il est d’usage chez les économistes de privilégier l’une ou l’autre de ces options pour lui donner le premier rôle dans le schéma global de la croissance. Je ne ferai l’affront à aucun.e des lectrices ou des lecteurs de La Tribune de penser que je lui apprendrai que la « politique de l’offre » est plutôt du côté d’une pensée libérale, là où celle de la demande se situe dans la perspective d’une plus grande intervention de l’État.

Les divergences entre ces deux conceptions différentes de l’économie relèvent, comme souvent, d’une excessive polarisation. Celle-ci est, dans bien des cas, la cristallisation d’une impasse dans la pensée ou le point de butée dans la résolution d’un problème ou d’une situation. Or, s’il y a bien une chose que nous enseigne la logique de l’innovation, c’est que l’on avance presque toujours en allant au-delà d’une polarisation, et en dépassant l’infranchissable frontière qu’elle installe entre des points de vue qui se retrouvent dès lors opposés alors qu’ils sont en réalité souvent complémentaires : différence ne signifie pas nécessairement opposition.

Et si au lieu de « plus d’État » ou de « moins d’État », on se demandait plutôt quel serait le meilleur « état » d’une relation économique saine entre l’offre et la demande ?

Synchroniser l’offre et la demande

À l’évidence, le problème essentiel des rapports entre offre et demande est celui de leur synchronisation. L’industrie est par essence le tout premier lieu de cette délicate recherche d’équilibre entre l’une et l’autre. L’industriel stimule la demande mais va parallèlement gérer la rareté de son offre pour pouvoir maintenir ses prix au plus haut. La manière dont certains grands leaders mondiaux entretiennent la préciosité de leur offre est exemplaire d’une dialectique entre offre et demande organisée par la notion de luxe. L’enjeu principal est : comment faire pour qu’elles soient accordées, et les coordonner ? Comment entraîner production et consommation dans un même mouvement dans lequel la perte ou le gâchis seraient limités autant qu’il est possible ? Une offre qui ne rencontre pas la demande génère des situations économiques tout aussi désastreuses qu’une demande qui ne trouverait pas des objets pour se satisfaire.

L’intérêt est donc ici de s’intéresser à l’interface entre offre et demande, là où elles se rencontrent, là où une certaine harmonie pourrait/devrait régner. Car après tout, la bonne santé économique n’est-ce pas lorsque l’offre et la demande (ou la production et la consommation) sont parfaitement équilibrées, surtout à une époque où les externalités négatives liées à la surproduction sont devenues cruciales ? À titre d’exemple, sur le plan purement technologique, le modèle de la solution Software as a Service (SaaS) est très inspirant. Le SaaS est une solution logicielle hébergée dans le cloud, disponible par connexion Internet à partir d’un abonnement. La maintenance et les mises à jour d’une solution SaaS ne se font plus sur les serveurs de l’entreprise mais par l’intermédiaire de l’éditeur fournisseur du service, libérant les équipes informatiques internes (IT) pour des tâches à plus grande valeur ajoutée. La solution SaaS apporte la possibilité d’arrêter de trop consommer de manière quasi instantanée, ce qui permet de caler encore mieux l’offre à la demande. En faisant « la chasse au gaspillage », et grâce à sa maintenance évolutive et corrective, la solution SaaS oblige l’offre à épouser plus étroitement la demande, ce qui logiquement crée une meilleure offre, toujours plus adaptée.

L’intérêt de les accorder est aussi bien sûr écologique : une réduction de la surproduction génère mécaniquement des déchets en moins, des matières premières économisées, de l’empreinte carbone réduite (moins d’énergie consommée, moins de transport sûr de longues distances, très polluantes, etc.), et une consommation responsable permet elle aussi de limiter l’empreinte carbone. Si l’on veut moins polluer, on peut, entre autres, décider de choisir uniquement des fruits et légumes de saison. Si un nombre significatif de personnes prend la décision, par exemple, de ne plus consommer d’oranges en été, alors l’importation d’oranges hors saison baisse ou cesse ; donc on n’en commande plus, donc on n’en produit plus, donc on diminue le nombre de transports internationaux de marchandises, ce qui contribue à faire baisser l’impact écologique.

Il ne s’agit pas ici, bien entendu, de prétendre que la résolution de ce problème est simple, et qu’il « suffirait de… » pour en venir à bout. Pour en revenir à notre exemple, comment va fonctionner l’exploitation de notre producteur d’oranges en été ? Que va-t-il faire à la place car il est lui-même un maillon important de l’économie locale et donc de sa santé « sociale ». On est ici en pleine hypercomplexité où interagit et rétroagit un nombre sans cesse grandissant de facteurs, locaux et nationaux aussi bien qu’internationaux. Les effets de ces théories sont multiples, et leurs conséquences colossales, notamment sur les politiques budgétaires des États. Il s’agit juste de voir comment la logique de l’innovation, telle qu’elle irrigue aujourd’hui tous les champs de l’activité économique, pourrait aider à regarder les choses un peu autrement.

Du linéaire au cyclique : l’usage à la charnière de l’offre et de la demande

Pour cela, il faut oublier, provisoirement, l’acception contemporaine de l’expression « politique de l’offre ». Le libéralisme et la baisse des taxes inspirés des travaux de Friedman ou Hayek, mis en pratique dans les années 80 par la révolution conservatrice reagano-thatchérienne, ou pensée plus radicalement encore par les Libertariens entre autres, ont donné à ce terme une signification focalisée autour des effets de la taxation sur la croissance. Il convient de revenir à l’origine de la conception d’essence libérale, pour laquelle le soutien de l’offre stimule la croissance économique. Dans son Traité d’économie politique, Say affirme en 1803 que « c’est la production qui ouvre des débouchés aux produits ». Cette « loi des débouchés » exprime que « l’offre crée sa propre demande ». Donc, dans cette perspective classique, offre = production. Offrir, c’est donner envie de produits ou de services ; et créer ainsi de la demande. Du côté de la « politique de la demande », d’inspiration keynésienne, il s’agit, comme on sait, de stimuler la demande par une plus grande intervention de l’État.

Pourquoi l’une de ses deux « politiques » devrait-elle s’imposer au détriment de l’autre ? Spontanément l’innovation se situe du côté de l’offre : en effet, comment demander ce qui n’existe pas encore ? L’innovation semble donc toujours une nouvelle offre, toujours neuve et plus ou moins inédite. Et pourtant, l’innovation est aussi du côté de la demande, puisque l’usage a été mis au centre de tous les systèmes de R&D les plus efficaces. L’usage est bien ce qui détermine la nature spécifique de la demande. Il y a donc une circularité entre offre et demande qui constituent en réalité les deux faces de la même pièce. Il est peut-être temps de réaliser que l’on avancerait sans doute mieux si l’une des deux faces de la pièce n’était pas hypertrophiée au détriment de l’autre.

Que faut-il privilégier alors ? L’offre et la demande, c’est un peu comme l’œuf et la poule. L’intérêt est moins de savoir qui est le premier ou qui a commencé que de constater leur engendrement réciproque : l’un ne peut pas exister sans l’autre. En fait, il ne faut privilégier ni l’offre ni la demande mais sortir de l’alternative, et comprendre comment l’innovation permet de connecter l’une à l’autre en temps réel. Grâce à la place qu’elle a su faire à l’usage, l’innovation est porteuse d’une leçon qui peut aider à dépasser la frontière de la polarisation. De quelle façon ?

Toute innovation part aujourd’hui des usages. L’usage est précisément ce qui connecte directement l’offre et la demande en établissant une mise en phase qui harmonise ces deux registres de l’activité économique.

Pour en arriver là, il a fallu dépasser une conception abstraite des choses en intégrant davantage de concret. Il fallait concevoir que derrière la figure, générale et abstraite, du « consommateur », il y a une personne réelle, porteuse de toutes ses différences, et dont l’usage du produit se révèle essentiel, dès le stade de la conception.

Il a fallu passer du mode linéaire au mode cyclique. Le mode linéaire, ancien, supposait un consommateur placé à la toute fin du processus de création de l’offre d’un produit ou d’un service. On ignorait à peu près tout de cet utilisateur final, hormis des paramètres sociologiques objectifs. Le mode cyclique a renversé cette logique, notamment avec le Design Thinking, le concept qui engendre une méthode plaçant le consommateur ou l’usager au centre de la logique d’innovation en vue de proposer un produit, un service, un process, une organisation ou un espace innovant.

Dans cette nouvelle approche, on associe l’usager dès la conception, et on fait sans cesse des aller-retours entre l’usager et les process de production. Cette grande inversion a consisté́ à placer l’utilisateur final au cœur du processus créatif ; et à transformer de cette manière, dès la conception du produit ou du service, le simple destinataire de la balle en partenaire de jeu pouvant, à son tour, renvoyer la balle dans un cycle créatif incrémental. Chaque intervenant, y compris le destinataire final, devient un co-producteur ou un co-créateur. En plaçant l’utilisateur au cœur du processus créatif du produit ou du service, et ceci, dès le début de la séquence, on a mis la fin au début. Désormais, c’est la fin du cycle qui détermine son début.

Cet acteur économique, j’ai proposé de l’appeler « usacteur »[1] puisqu’il est à la fois l’usager et l’acteur de l’élaboration d’un produit fondé sur les usages subjectifs qu’il en aura. C’est à travers la notion d’« expérience consommateur » que tout se crée aujourd’hui. Autrement dit : on fait de l’offre un pur produit – une émanation – de la demande, et de la demande, la matière première de l’offre.

Ainsi, l’usage devient une charnière où s’articulent offre et demande dans une continuité non oppositionnelle, et possiblement harmonieuse. De cette manière, offre et demande se combinent d’une nouvelle façon en temps réel, permettant de nouveaux schémas de production et de distribution des biens et des services.

Une politique de l’usage ?

Cette façon innovante d’articuler offre et demande par l’usage dans les process de création des produits et services peut-elle constituer une base pour agir à un niveau macro-économique ? Rien n’est moins sûr. Et, malgré son aptitude grandissante à résoudre des problèmes, l’innovation ne saurait être érigée en panacée. Pourtant, il pourrait être intéressant de s’inspirer de la circularité qu’elle induit entre ces deux pôles qui, s’ils sont complémentaires, n’en sont pas pour autant pensés habituellement comme égaux. La prise en compte de leur égalité ferait que chacun pourrait nourrir l’autre, au lieu d’être son antagoniste. Là où la révolution de l’usage et l’activation du mode cyclique ont complètement bouleversé ces dernières années le schéma de conception, de fabrication et même de distribution d’un produit ou d’un service, ne pourraient-elles pas inspirer une perspective dans l’approche économique ?

Y-a-t-il une dimension macro-économique possible de l’usage ? Et celle-ci ne serait-elle pas à considérer pour déterminer directement les mesures nécessaires pour définir des politiques économiques où l’on prendrait soin de l’usage pour le plus grand nombre ? Ceci pourrait influencer fortement les politiques économiques et environnementales, et ainsi faciliter la tâche du politique qui ne serait plus obligé de promettre des choses souvent difficilement tenables par « électoralisme ». Obtenir une majorité sur quelques sujets vitaux de société permettrait une application plus aisée. De cette manière, les concessions à faire pourraient être prises en compte dès le début. Cette démarche serait sans doute plus performante que le binaire referendum. En effet, la fiabilité est plus grande lorsque les règles du jeu reposent sur la prise en compte des enjeux et des bénéfices, mais aussi celle des concessions que suppose la décision à prendre.

Le Design Thinking ne pourrait-il pas finalement constituer une autre façon de nommer et de revitaliser le fait démocratique ? Voter pour des usages plutôt que pour des programmes ne serait-ce pas une expérience à tenter pour fabriquer davantage de bien commun ? Après des siècles de « politique de l’offre » et des décennies de « politique de la demande », pourquoi ne pas tenter de créer une « politique de l’usage » permettant de les réunir ?

Après tout, l’économie politique aussi a droit à bénéficier des bienfaits de l’innovation.


[1] Cf. Alain Conrard, Osons ! Un autre regard sur l’innovation, Paris, Cent Mille Milliards, 2020.

Article initialement paru sur La Tribune