Les nuages n’ont pas de frontières. Ils volent, se forment et se dispersent sans considération des limites territoriales dessinées par les humains à travers leur Histoire et leur Géographie. Le Cloud incarne cette même liberté, cette même abstraction. Son utilisation et son développement ont pourtant des incidences très concrètes sur le développement économique et technologique. Or sur ces plans, l’Europe est en retard sur ses concurrents asiatiques et américains. Ce retard est-il rattrapable ? Est-il d’ailleurs réaliste et nécessaire de tenter de le rattraper ?
Au deuxième trimestre 2022, le marché européen du Cloud représentait plus de
10 milliards d’euros ; 5 fois plus qu’à la même période en 2017. Une manne financière, économique et technologique pour les acteurs de la tech européenne ? Pas vraiment. Certes, leurs revenus ont augmenté de 167 % pendant ce laps de temps, mais le marché a connu une telle envolée que cette augmentation tient du mirage, tant est écrasante la domination des 3 géants du secteur (Microsoft, Google et AWS pour ne pas les citer), tous américains. Les trois firmes se partagent 72 % d’un gâteau qui a tout du blob.
Usines et dépendances
Prendre la mesure d’une dépendance du Cloud européen aux entreprises américaines ou asiatiques n’est ni une nouveauté, ni un cri d’alarme susceptible de changer rapidement l’ordre des choses. C’est un constat d’échec. Un échec à la fois des politiques publiques (dont une partie s’explique par la difficulté à concilier des intérêts nationaux parfois divergents dans un cadre communautaire) et d’une (trop grande ?) prudence typiquement européenne quand il faut aborder les grands changements de notre société. L’Europe pense, mesure, réfléchit… En matière technologique, elle a surtout regardé passer les trains, pendant que Google s’immisçait partout, qu’Amazon réinventait le e-commerce et que Microsoft verrouillait le marché des solutions logicielles. L’emprise de ces trois acteurs sur le Cloud est donc tout sauf un hasard. Quand l’Europe s’adonnait à la sociologie, les États-Unis faisaient du business : quand Bruxelles et Strasbourg imaginaient comment la société pouvait accueillir et utiliser les nouvelles technologies, les États-Unis leur en imposaient déjà les grandes tendances. Trop tard.
Différences de perspectives culturelles qui se traduisent en différences d’efficacité ? Ce constat fataliste trouve sa raison d’être dans ce qu’est l’Europe, pas surnommée le vieux continent pour rien, et à ce que sont les États-Unis et l’Asie. Quelque peu caricaturale, cette différence de fond se retrouve néanmoins dans le paysage du Cloud européen. Si les récents programmes de soutien aux acteurs technologiques, et l’attrait économique du secteur, ont permis l’émergence de nombreux Data Centers européens, l’infrastructure technique est toujours largement dominée par les entreprises américaines et les composants informatiques sont en immense majorité asiatiques. Si dynamique soit le secteur, ce déséquilibre semble aujourd’hui irréversible. OVH, Oracle ou SAP pourront progresser, innover, augmenter leur part de marché, mais ne concurrenceront jamais AWS, Google ou Microsoft sur leurs terrains.
Pourtant, en matière de progrès technologique plus que nulle part ailleurs, la route est infinie. Il suffit d’une éclaircie pour relativiser le brouillard.
1-0, balle au centre
Alors d’où cette éclaircie peut-elle venir ? Quel horizon contempler pour de plus réjouissantes perspectives ? D’une part, dans la capacité de l’Europe à rester dans le jeu, grâce au marché qu’elle représente et à l’influence qu’elle continue d’exercer. Ses centres de données sont en plein développement, ses acteurs majeurs semblent avoir pris le virage technologique et les politiques publiques soutiennent beaucoup plus fortement aujourd’hui les innovations en la matière. Le projet GaiaX est un exemple de collaboration paneuropéenne, mais n’est pas encore pour autant une raison de crier victoire à ce stade. La présence des mastodontes américains au sein même du projet en marque d’ailleurs les limites. Le programme-cadre Horizon Europe, lui, est un motif d’espoir plus clair. Loin d’avoir porté ses fruits, il est en plein développement et souligne la considération de l’Union pour les enjeux de demain, notamment technologiques.
C’est peut-être sur ces nouveaux enjeux que se situe le salut du vieux continent. L’Europe a une tradition de recherche fondamentale appuyée par des politiques publiques qui peut, une nouvelle fois, porter ses fruits en matière d’avancées technologiques. Se tourner vers les prochaines innovations majeures, comme les ordinateurs quantiques, semble une voie de rééquilibrage de la puissance technologique mondiale plus favorable à l’Union des
Vingt-Huit. Reste à ne pas laisser une nouvelle fois la partie applicative (et les profits associés) à d’autres, et à soi-même engranger les bénéfices issus de la recherche européenne. La recomposition-décomposition politique du territoire européen rend plus aléatoire la concrétisation d’une avancée majeure commune, mais les initiatives comme EC EuroHPC (l’entreprise commune pour le calcul à haute performance européen), qui a annoncé en 2022 ses six premiers sites d’installation des ordinateurs quantiques européens, dessinent un avenir moins orageux.
Ne plus juste regarder passer les nuages
La souveraineté de l’Europe quant à ses données est donc pour l’heure une vaine ambition. Mais le positionnement du continent, particulièrement de l’Union Européenne, n’est pas inutile pour autant. Les récentes évolutions légales, la réglementation RGPD en figure de proue, en sont une criante illustration. Sans faire ombrage aux solutions asiatiques ou américaines, l’Union Européenne en a influencé le contenu pour intégrer des normes plus strictes en matière de respect des données et de la vie privée. On peut certes imaginer que si une entreprise américaine doit choisir entre l’obéissance à une norme européenne ou le respect du Patriot Act, sa décision penchera à n’en pas douter vers cette seconde option, mais est-ce parce qu’elle n’évite pas le pire qu’une décision politique doit s’empêcher d’aller vers le mieux ?
Les enjeux auxquels font face les trois continents sont différents, alors que les solutions qu’elles exploitent et qu’elles imaginent sont similaires. Les services apportés par Google sont peu ou prou les mêmes aux États-Unis, en Chine ou en Allemagne. Mais les contraintes qu’elles subissent, elles, dépendent des territoires. Comment dans ce contexte, appliquer une notion transversale de souveraineté alors que la solution concernée ne connaît par définition pas de limites géographiques ? Peut-être serait-il temps de considérer que ces nouvelles frontières n’en sont plus ?
– Eh ! qu’aimes-tu donc, extraordinaire étranger ?
– J’aime les nuages… les nuages qui passent… là-bas… là-bas… les merveilleux nuages.
Dans L’Étranger, tiré du recueil Petits Poèmes en prose, Baudelaire contemple la considération de l’Autre pour le nuage. Une allégorie poétique à un enjeu bien réel, qui appuie le constat d’une course perdue pour l’instant, tout en déplaçant l’horizon sur les enjeux de demain. Le vieux continent n’a pas dit son dernier mot, mais il est plus que temps de passer de la parole aux actes.
Article initialement paru dans IT Social.