La crise engendrée par la pandémie (avec, comme toute crise, ses gagnants – Amazon qui a triplé ses profits au premier trimestre 2021, par exemple – et ses perdants) est profonde et globale. Elle conduit à une remise en question de nombreux schémas de pensée et d’action qui semblaient installés pour durer. Ainsi, la mondialisation et ses conséquences (dépendances multiples, perte de souveraineté, dumping social, désertification des territoires, etc.) subissent une profonde remise en question. Comment faut-il produire ? Comment faut-il distribuer ? Quel est le prix réel des prix bas ? Quel est l’impact écologique réel des modes de production privilégiés ces dernières années ? Quatre questions parmi une multitude d’autres qui nous poussent individuellement et collectivement à nous interroger sur la façon dont nous désirons vivre, à l’heure où l’économie a rendez-vous avec la reprise.
La crise sanitaire a débouché en réalité sur une crise des modèles.
À travers les souhaits énoncés de toutes parts de repenser ou d’amender nos modèles de production et de distribution, cette crise nous a poussé entre autres à reconsidérer une hiérarchie implicite sur laquelle a été bâtie l’architecture de tout le système de la mondialisation : le lointain serait plus intéressant que le proche. « Intéressant » est ici à entendre au sens de la rentabilité. La pandémie de Covid a fait apparaître une vision en rupture avec ce dogme par une réévaluation de la rentabilité du proche. Même s’il revient plus cher, le proche pourrait bien à terme se révéler plus rentable. Pour peu bien entendu que l’on donne à la notion de rentabilité un sens élargi : celui de rentabilité sociale, sociétale, écologique, politique même.
Ceci conduit à envisager des politiques économiques qui, de façon nouvelle, revalorisent le proche, l’ici, le local. Dans cette réorientation topographique de l’action, les territoires ont une part essentielle à tenir, et, au cœur des territoires, les Entreprises de Taille Intermédiaire (ETI) un rôle central à jouer. En France, comme en Europe d’ailleurs, celles-ci sont un atout majeur pour donner une issue positive à la crise des modèles. La transformation digitale des entreprises et l’innovation sont des cartes décisives dans cette redistribution des priorités où ce qui compte n’est plus seulement ce qui rapporte (perspective à très court terme), mais aussi ce qui importe.
Encore faut-il que ces politiques soient menées avec le discernement qu’elles méritent, sans se tromper ni sur les modalités à mettre en œuvre, ni sur les partenaires à associer à ces décisions.
Rétablir la souveraineté industrielle
Nombreux sont ceux qui pensent aujourd’hui que le rétablissement des souverainetés économiques, sanitaires et alimentaires passe en grande partie par le retour de la souveraineté industrielle. Mais seules des décisions politiques fortes et pertinentes peuvent permettre la réalisation de ce programme, ambitieux autant que nécessaire. Tout réside évidemment dans le « comment » et sur le fait de se donner des moyens. Car, s’ils ne sont pas suivis d’actions, les discours et les déclarations d’intention ne servent pas à grand-chose dans la situation d’urgence où nous nous trouvons.
Ainsi, le gouvernement envisage le déploiement d’une stratégie fondée sur l’investissement public destinée à rétablir la souveraineté industrielle du pays en créant ou recréant des chaines de valeur un peu partout sur le sol national, même si les intuitions doivent, comme toujours, venir des industriels. Le projet met en avant les filières industrielles d’avenir, parmi lesquelles les semi-conducteurs, les biotechs, les batteries, l’hydrogène, la santé, le nucléaire et la décarbonation de l’industrie.
Des mécanismes franco-allemands, les PIIEC (Projets Importants d’Intérêt Européen Commun) subventionnent déjà certaines de ces filières. Émanant directement de ces aides, l’usine de batteries de Douvrin inaugurée fin 2019 dans le Pas-de-Calais en est un exemple. Dispositif créé après la crise de 2008, le PIA (Programme d’Investissements d’Avenir) pourrait également participer à cette reconquête de la souveraineté industrielle. Cette perspective doit aussi prendre en compte la formation dans ces filières aidées. Comme le dit Bruno Le Maire, le ministre de l’économie et des finances : « À quoi bon remettre de l’argent dans le nucléaire de nouvelle génération si vous n’avez pas de chaudronniers ? ».
On ne peut pas sérieusement parler de renforcement de l’outil productif, de réindustrialisation, de relocalisation et, a fortiori, de souveraineté industrielle, en l’absence de donneurs d’ordres qui garantissent aux entreprises les investissements nécessaires pour être à la pointe de la production, dans le cadre d’une industrie 4.0. Pour Accenture, « l’industrie ne se fait pas sur le marché libre, mais par le soutien public » en ce qui concerne les domaines émergents, par exemple.
La France a dans son histoire économique la preuve que des engagements forts soutiennent, lorsque c’est nécessaire, des pans entiers de l’industrie. Des fleurons de notre industrie ont bien souvent bénéficié de commandes publiques. Par exemple, la SNCF représentait 70% du chiffre d’affaires d’Alstom avec ses commandes de RER et de TGV. On peut aussi penser ici à Dassault Aviation et aux commandes de l’armée française de Mirages et de Rafale.
Ainsi, la commande publique est une voie possible à la fois pour rassurer les entrepreneurs, relancer l’activité, réimplanter certaines industries, et renforcer l’économie réelle. C’est la solution choisie par la nouvelle administration américaine. Et, si cette idée a été marginalisée, voire discréditée dans l’opinion pendant les années comme un symbole de lourdeur bureaucratique, voire d’une économie planifiée, il n’est pas difficile de voir qu’elle peut au contraire être très performante.
Encore faut-il que l’État parvienne à se délester de politiques et de carcans générés par des administrations souvent « omnipotentes » et « suspicieuses » qui travaillent en application systématique de schémas bien trop souvent dépassés. En France, les décisions politiques courent fréquemment le risque de s’envaser dans des méandres administratifs. Par exemple, le Crédit Impôts Recherche est un système de trop petite ampleur, en outre supporté par un dispositif législatif dont la géométrie variable ne permet pas de garantir la pérennité des plans à mettre en œuvre pour les industriels bénéficiaires. Ceci peut finalement fragiliser les entreprises qui ont utilisé un dispositif pourtant destiné à les aider. Par ailleurs, les modalités pratiques d’application de ces outils de soutien font souvent vivre à ceux qui sont censés en profiter un véritable cauchemar digne de Kafka.
Difficiles à obtenir, ces assistances ponctuelles sont sujettes à de multiples vérifications qui font surtout le bonheur des sociétés de conseil et des cabinets d’avocats, du fait des complexités de soumission et surtout d’explication en contrôle. De façon surprenante, la continuité de la loi, principe fondamental, est souvent mise en défaut par des contrôleurs de ministères différents effectuant, d’après des critères à la fois obscurs et évolutifs, des requalifications des crédits alloués. Ces aides portent donc mal leur nom, car en réalité elles n’aident pas. Elles ne résolvent rien, voire desservent les entreprises. En effet, une fois ôtés, et souvent même de manière rétroactive, ces cataplasmes révèlent les problèmes de fond, et n’ont que très rarement permis de mettre une entreprise dans un véritable schéma de compétitivité.
Les clusters, c’est la santé
Il n’y aurait bien sûr aucun sens à relocaliser ou à implanter en France des activités où l’on ne sera pas compétitif, sauf à les tenir artificiellement en survie par perfusion de crédits investis en pure perte. Il faut donc une politique sélective. La production locale de produits à forte valeur ajoutée, où les ETI jouent un rôle essentiel, est susceptible de créer une demande sur le « made in France », toujours perçu comme qualitatif. Il faut pour cela massifier la demande de production locale dans certains secteurs ou rapprocher fabricants et donneurs d’ordres dans certaines filières. Les coûts resteront malgré tout plus élevés que si les produits venaient d’Asie. Mais cela permet tout de même d’envisager des prix acceptables pour des consommateurs faisant preuve de plus en plus de discernement sur les conditions de production et d’acheminement des produits qu’ils achètent, et les conséquences écologiques ou environnementales qu’elles engendrent. Une nouvelle conscience est peut-être en train d’émerger où chacun accepterait de payer un peu plus cher (quand on le peut) des biens produits localement pour réduire le coût global de la production, notamment en termes d’empreinte écologique, qui nous impacte tous. Après tout, consommateur et victime du réchauffement climatique ne sont qu’une seule et même personne. Cette prise de conscience pourrait aussi être l’occasion pour le législateur d’engager les indispensables réformes de fond débouchant sur un coût du travail local plus compétitif (sans pour autant renier nos grands principes de couverture sociale).
Cette sélectivité dans la relocalisation indique l’un des chemins à prendre pour retrouver la santé économique : en pleine pandémie, il s’agit paradoxalement de favoriser les clusters. La localisation des entreprises est bien souvent déterminée par des économies d’agglomération : dans un même secteur d’activité, les entreprises ont tendance à s’installer les unes près des autres. En France, par exemple, l’industrie aéronautique réunit dans un cluster une multitude de fournisseurs et de clients (Airbus, ATR, Dassault ou le CNES) dans le Sud-Ouest avec un marché du travail développé autour d’une très forte compétence sectorielle. Ces clusters sont développés un peu partout dans les territoires, et il peut être logique de les renforcer là où existe déjà (ou encore) un tissu industriel. Les clusters, ces zones de compétences, pourraient devenir un modèle inspirant pour relancer l’économie.
En termes épidémiologiques, vaincre la pandémie consiste dans le fait d’éviter de créer des clusters. En ce qui concerne la réindustrialisation, c’est exactement l’inverse : il faut s’appuyer sur les clusters existants. Comme le souligne Isabelle Méjean, professeure à l’École polytechnique, « se protéger, c’est investir dans des secteurs d’avenir, en s’appuyant sur le socle existant ». Cet appui permet également de profiter des ruptures technologiques pour prendre des positions sur des marchés d’avenir grâce à l’innovation, et là on ne parle plus de relocalisation mais bien de localisation, non plus de recréer de l’activité mais d’en créer : « appelons les choses par leur nom : plutôt que relocaliser, il faut localiser ».
Cette logique d’assembler d’expertises qui agrège les meilleurs sachants en prenant le meilleur là où il est en complément d’autres savoir-faire, pourrait évidemment s’étendre à l’échelle européenne. Beaucoup pensent à l’Europe comme à « la vieille Europe ». La modernité serait ailleurs… Pourtant, l’Europe est un extraordinaire vivier de compétences, d’habiletés, de traditions et d’invention. Rien n’interdit donc d’imaginer une Europe de l’innovation qui soit cross-fertilisée par les particularismes culturels et technologiques des différents pays autour de pôles de compétences complémentaires. Il s’agirait ainsi d’oublier les frontières nationales (et même régionales) pour adopter une vision européenne avec comme seul critère la complémentarité qui crée de la performance économique.
Alors, adoptons le geste barrière pour vaincre la crise engendrée par la pandémie du Covid : favorisons le maximum de clusters dans les régions et les territoires !
Les ETI au premier plan pour gagner
Cette nouvelle hiérarchie où le local se retrouve valorisé, et possiblement au centre du jeu, fait des ETI des partenaires de choix pour réussir à sortir de la crise et à implanter un modèle réaliste de croissance durable. Moins de chômeurs, cela signifie moins d’aides sociales, moins de soutien psy, moins de structures d’accueil, donc moins de dépenses et moins de charges pour la collectivité, ce qui permet de fonder une politique plus stable et plus apaisée.
Rétablir les différentes souverainetés mises à mal par la mondialisation suppose de redonner aux territoires, aux régions et à ceux qui les font vivre les moyens de leur action et de leur autonomie. Tous ces acteurs assurent une fonction de tout premier plan pour le soutien et la croissance de l’activité économique, ainsi que dans les bénéfices sociaux qui lui sont corrélés. Le maillage des territoires est assuré par un écosystème complexe où notamment les 5.400 ETI françaises prennent une part essentielle. Premier employeur en France, (25% de l’emploi), les ETI tissent en permanence du lien social. Car l’activité et la vie dans les territoires sont maintenues par les emplois qu’elles ne cessent de créer.
C’est pourquoi définir les ETI comme de simples entreprises passe à côté d’une part importante de la réalité. En effet, une partie du produit qui sort des ETI n’est pas un objet industriel : ces entreprises sont aussi des unités de production de lien, de paix sociale, qu’elles assurent en partie. La paix sociale va avec l’emploi et les conditions de vie décentes qu’il permet. De cette manière, les ETI sont des entités stabilisatrices, dont l’importance se situe bien au-delà de leur stricte fonction économique. Elles remplissent ainsi une utilité irremplaçable de stabilité politique. Ceci est précieux dans la période de fortes tensions et d’incandescence sociale que nous traversons.
La relance du pays passe par celle de l’industrie dans les régions et les territoires. Il y a là un enjeu de compétitivité économique autant que social. En reconnaissant aux ETI la place qui est la leur, au carrefour de l’économique et du social, nous aurons plus de chances de réussir. Car, puissante force motrice de l’économie réelle, l’ETI est un excellent (peut-être le meilleur) outil de notre souveraineté économique.
Article initialement paru sur La Tribune.