Parmi les sujets de préoccupation des sociologues et des anthropologues, il y a une question : qu’est-ce qui fait qu’une société « tient » ? Comment cet ensemble formé par une multitude innombrable d’intérêts individuels – souvent divergents et parfaitement contradictoires – fonctionne-t-il tant bien que mal, malgré un équilibre toujours menacé par les tensions et l’instabilité. La matière de ce qui « fait société » est le tissu social. Par Alain Conrard, Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI).
La santé du tissu social est un très bon marqueur de la santé globale d’un pays ou d’une région. Une grande partie des désagréments que nous vivons ces dernières années est causé par un effilochage du tissu social, une rupture locale du tissu social, comme un tissu qui, usé jusqu’à la trame, se déchire par endroits après avoir trop servi.
Qui fabrique ce tissu ? En cette matière, les principales « industries textiles » sont les institutions, bien sûr, mais aussi les multiples niveaux d’interaction de la société civile, des médias et des acteurs économiques.
De ce point de vue, rien ne distingue l’économie du reste de la société : chaque agent économique, qu’il soit consommateur, producteur ou distributeur ne peut exister que parce qu’il y a les autres. D’ailleurs, le terme « société » n’est-il pas employé aussi bien pour désigner l’ensemble de l’organisation sociale (la société) que les compagnies (les sociétés) ? La « division du travail » social est ainsi totalement cohérente avec la répartition complémentaire des fonctions économiques.
Le terme « tissu » n’est pas employé de façon métaphorique. L’idée de tissu repose sur le fait que chaque fil pris isolément est moyennement robuste mais que le croisement des fibres confère à l’ensemble une résistance bien supérieure. Il y a donc dans les notions de tissage et de textile, l’idée d’une solidarité de fait, par laquelle l’ensemble ne tient que parce qu’il y a les autres. D’ailleurs, les mots sont presque les mêmes : solidité et solid(ar)ité. On est d’autant plus solidaires que le tissu social qui nous relie est solide et a été tissé avec soin.
Solidarité fondatrice
La solidarité est d’ailleurs à la base du concept de tissu social. Celui-ci est même édifié à partir de l’idée de solidarité par Émile Durkheim. Le fondateur de la sociologie moderne distingue une solidarité mécanique, propre au monde traditionnel, et une solidarité organique, propre au monde moderne. La solidarité mécanique signifie que la place et la fonction de chaque membre de la société sont prédéfinies dès sa naissance. La mobilité sociale est quasi-inexistante. La solidarité organique se traduit au contraire par le fait que chaque membre de la société peut se définir, par exemple en fonction d’une compétence acquise.
Pour Durkheim, la solidarité organique est plus efficace pour la croissance économique et pour le progrès technique, parce qu’elle permet une meilleure adaptation en autorisant le placement des acteurs sociaux en fonction de leurs compétences, de leurs désirs, de leurs résultats. Mais cette efficacité se paye d’une plus grande fragilité, puisque le fait de pouvoir changer de position sociale au cours même d’une vie, suppose de pouvoir critiquer les institutions existantes, et par conséquent de douter de leur légitimité. En fait, la meilleure image de la solidarité organique est le tissu social : parce qu’il est plus malléable, il peut changer de forme, s’adapter, mais aussi se déchirer parce qu’il est plus fin.
Pour protéger la solidarité organique, la société a besoin de ce que Durkheim appelle du sacré, autrement dit des symboles, des hymnes, des rituels (politiques ou non) à travers lesquels chacun se reconnaît comme appartenant au tout de la société. Le tissu social, qui fait que la société ne se désagrège pas, est ce qui donne à chacun la sensation de ne pas être seulement un électron libre livré à ses errances mais la composante d’un ensemble qui possiblement donne sens à sa vie.
Qui parle de solidarité parle de don. En anthropologie, la base du tissu social, l’élément originel, tel qu’il est trouvé dans les sociétés tribales, est le don qui crée chez l’autre une obligation de faire un don en retour (que Marcel Mauss appelle un contre-don), et c’est ainsi que ce crée la relation la plus basique, à partir de laquelle se tisse l’ensemble du tissu social. Il est intéressant de noter que la relation de don est antérieure et plus fondamentale que la relation monétaire d’achat-vente ou même de l’échange explicite. On pourrait dire que l’échange explicite est une extension du don, et non l’inverse. Ceci permet de comprendre qu’encore aujourd’hui, même dans les relations les plus économiques (hyper commerciales), on utilise le langage du don, de la gratuité, de l’offre. On parle d’ailleurs d’une offre commerciale. Une relation commerciale doit toujours fonctionner en partie comme un don pour être efficace, parce qu’elle s’inscrit toujours dans un tissu social préexistant essentiellement fondé sur le principe du don-contre-don. Autrement dit, pour recevoir, il faut donner : le don est indispensable au profit !
On peut aussi penser ici à une notion parallèle à celle développée par Mauss : la tsedaka qui, dans l’ancien testament, désigne le principe religieux de charité. Ce terme énonce la nécessité de donner un montant fixe de ses revenus (le Ma’aser) pour garantir un juste équilibre entre les différentes couches de la société, favorisant ainsi la stabilité des valeurs fondatrices de toute communauté : l’unité et la cohésion. De façon significative, cette action qui peut participer à la bonne santé d’une société présente une étroite parenté avec le terme hébreu signifiant « justice ».
Lien social et digitalisation : altération ou création ?
Le tissu social est le fond sur lequel le lien social peut s’établir et se développer. Mais nombreux sont ceux qui pensent que la digitalisation généralisée dans laquelle nous sommes engagés représente une réduction ou une altération du lien social. Le lien serait en train de devenir « virtuel », et, de ce fait, moins intense ou moins réel.
En fait, le lien social évolue au gré de la progression de la digitalisation, et se réinvente à travers elle. La pandémie de Covid-19 et les confinements successifs ont brutalement accéléré le recours aux technologies digitales pour continuer d’assurer le travail, la production ou la distribution. Ainsi, par exemple, le collaboratif produit un nouveau type de lien social. Ce que l’on ne nommait pas encore le « présentiel » il y a quelques mois établissait un type de lien réel, physique, que le collaboratif a partiellement supprimé. Certes, le collaboratif enlève ce lien, mais en faisant disparaître la distance physique en créé un autre qui n’aurait pas été possible par le seul échange physique. Le collaboratif a fabriqué un nouveau type de lien que le présentiel ne permettait pas.
L’idée selon laquelle il faut être en présence physique pour établir une relation est passée en arrière-plan. La digitalisation a en partie « abimé » le lien social, puisqu’une partie de plus en plus large de ce lien se fait désormais par, grâce, à travers l’écosystème numérique, c’est-à-dire « virtuellement », tout en le faisant évoluer. Exactement de la même façon qu’elle détruit des emplois tout en en créant d’autres, la digitalisation a permis un maintien voire un renforcement du lien social à travers sa recréation pendant la pandémie. La digitalisation a vu l’apparition de nouvelles offres de relations tous azimuts. Et les méthodes mises au point pendant cette période vont sans doute constituer une base solide pour les liens sociaux et les liens de travail dans le futur.
Ainsi, il faut prendre conscience que l’évolution du tissu social n’est pas forcément négative. Dans une logique optimiste, on doit bien constater que les nouvelles technologies modifient effectivement le lien social, mais dans un sens positif. La digitalisation crée de nouvelles modalités de lien : de nouveaux liens sociaux se créent entre des gens qui n’auraient jamais pu se rencontrer auparavant. À travers de nouveaux usages, la connexion et la rencontre non physique enrichissent de nouvelles strates relationnelles les liens sociaux.
Ce nouveau lien social supporté par la digitalisation est peut-être moins profond. En effet, la rencontre physique recèle des micro-expressions, d’impalpables échanges chimiques ainsi qu’un langage corporel, grandement gommés par le virtuel et les écrans : on est moins « présent » en vidéo, on perçoit moins clairement les paramètres physiologiques qui sont autant d’indicateurs de l’état d’esprit ou des dispositions de ses interlocuteurs. On n’a pas la même posture derrière une caméra qu’en physique. Même si on est en visio, on n’est pas pour autant les yeux dans les yeux. Il y a des choses qui ne se disent pas, ne se voient pas, ne se sentent pas. Il y a peut-être aussi d’autres valeurs, en affinité avec la société de consommation : on consomme du lien social, et ce dernier prend une forme beaucoup plus normée qu’auparavant.
C’est une version plus quantitative de ce qu’est une relation : les amis sur les réseaux sociaux peuvent être infiniment plus nombreux que des amis dans la vie physique, par exemple. Même si on ne les a jamais rencontrés.
Tisser, améliorer, réparer
Comme tous les tissus, le tissu social peut être de plus ou moins bonne qualité, il peut avoir été tissé à partir de matières plus ou moins synthétiques, avec plus ou moins de soin. Il peut aussi être abimé, déchiré, usé, et demande alors à être réparé, lorsque c’est encore possible.
Cet entretien du tissu social peut être envisagé comme l’une des fonctions de l’entreprise, particulièrement quand il est soutenu par l’innovation. En travaillant à rendre compétitives par l’innovation des entreprises anciennes, par exemple, il est possible de renforcer ou de revitaliser le tissu social. Car les entreprises des régions, particulièrement en Europe, sont, par le travail qu’elles fournissent et la socialité qu’elles génèrent et entretiennent, un véritable fournisseur de tissu social. En effet, ancrées dans leur géographie et leur histoire, les entreprises de taille intermédiaire (ETI) participent grandement au maintien ou au développement de l’activité économique en région, avec l’appui des très petites entreprises (TPE), et des petites et moyennes entreprises (PME). Les ETI, bien souvent patrimoniales, fruit de plusieurs générations successives d’entrepreneurs, sont des structures solides dont la taille rend possible la plupart du temps une connaissance directe de tous les collaborateurs, et de ce fait permet le maintien de liens sociaux très forts.
Bref, il faut penser les entreprises comme des unités de production, mais dans un sens étendu. Cela suppose de les concevoir par rapport à une nouvelle frontière qui excède sa stricte fonction économique. Si on parle d’une innovation qui élargit le champ de la profitabilité, qui n’est donc pas seulement économique mais aussi sociale et sociétale, on peut dire que l’entreprise, notamment l’ETI, produit du tissu social par son ancrage dans les territoires. Au-delà des produits ou des services qu’elles conçoivent, fabriquent et distribuent, la TPE, la PME comme l’ETI, sont donc également des sites de production de tissu social, des manufactures textiles spécialisées dans le tissu social.
Cette nouvelle frontière de l’entreprise que l’innovation permet d’atteindre ne se limite pas à ces deux tailles d’entreprise. Il peut exister une complémentarité entre les TPE, les PME ou les ETI et les grands groupes pour fabriquer localement du tissu social. Car les quatre entités travaillent à des échelles différentes.
Il est sans doute salutaire de miser sur des acteurs industriels très solides, qui fonctionnent encore sur des modèles certes anciens mais dont la taille et la solidité leur donnent la capacité de penser des politiques d’innovation couteuses et qui vont marcher. Par exemple, TotalEnergies a les moyens de repenser les énergies, sur la base de fondamentaux très solides, ancrés encore en grande partie sur les énergies fossiles, mais c’est justement cela qui va lui permettre de muer. D’ailleurs, TotalEnergies a annoncé son plan pour une neutralité carbone en 2050. Il ne faut surtout pas les opposer aux programmes innovants demain, au contraire, les grands groupes sont des piliers indispensables.
L’innovation est un aiguillon pour stimuler le progrès. Elle peut être aussi une aiguille fort utile pour renforcer ou repriser le tissu social. C’est un rôle très noble et très nécessaire. N’oublions pas que sans tissu social fort, il y a moins de solidarité, donc moins de profit global pour chacun dans la société.
Article initialement paru sur La Tribune.