L’innovation ? Personne n’est contre, ou plutôt, tout le monde est pour. Mais cette adhésion unanime qui célèbre le mot ne désigne en réalité pas toujours les mêmes choses. L’innovation est une réalité complexe qui exige une bonne compréhension de ses multiples enjeux : technologiques, bien sûr mais aussi sociaux, sociétaux, économiques, voire intimes. Le large éventail de ses genres et de ses applications appelle d’urgence à une culture de l’innovation. Et parler des genres de l’innovation, n’est-ce pas aussi l’occasion d’évoquer la question du genre dans l’innovation ?
L’innovation ? Personne n’est contre, ou plutôt, tout le monde est pour. À tel point que très peu de monde se hasarderait aujourd’hui à se prétendre ouvertement son adversaire. Mais cette adhésion unanime qui célèbre le mot recouvre en réalité une multiplicité de sens, de niveaux d’application et d’interprétations. Si le mot employé est toujours le même, il ne désigne pas toujours les mêmes choses.
En se référant à leur champ ou à leur mode d’application, on dénombre aujourd’hui plus de quatre-vingts types d’innovations, ou plutôt de façons de les qualifier : ouverte, participative, radicale, incrémentale, cumulative, transformatrice, frugale, etc. Peut-être faudrait-il créer un prix de l’innovation pour la création de définitions de l’innovation ?
Pas l’innovation, les innovations
Pourtant, on parle toujours de « l’innovation » au singulier, comme s’il s’agissait d’un champ homogène, alors qu’il serait sans doute plus juste de parler « des » innovations. C’est concrètement impossible, car en procédant ainsi on confondrait alors le champ d’activité et son résultat, on identifierait l’innovation comme pratique avec ses productions concrètes. Mais il est important de ne jamais perdre de vue cette grande multiplicité lorsqu’on évoque l’innovation. Et après tout, il est parfaitement normal que l’innovation emprunte de nombreuses voies. Si elle suivait partout la même logique, elle deviendrait alors une routine dont le terme même entrerait en contradiction avec le concept d’innovation.
Il est sans doute assez téméraire de proposer un panorama des genres de l’innovation dans un espace aussi réduit que celui d’une chronique, mais l’exercice synthétique vaut la peine d’être tenté ici, car il oblige à aller à l’essentiel en ne gardant que les éléments les plus significatifs de cet ensemble par ailleurs fort complexe.
Je propose ainsi de simplifier la liste des catégorisations en abordant les innovations à partir du type de transformation qu’elles initient. Si l’innovation est toujours associée au changement, ce sont les modalités du changement qu’elle apporte qui sont différentes et le rapport au continu ou au discontinu qui les distingue. En substance, on peut classer l’ensemble des innovations dans deux catégories : celles qui sont des améliorations, parfois considérables, de l’existant, et celles, disruptives, qui changent tout en inventant de nouveaux usages. Cette approche pragmatique permet d’estimer clairement les qualités, l’apport, l’importance économique, sociale ou sociétale d’une innovation.
De ce point de vue, deux grands types d’innovations sont alors essentiellement à considérer : l’incrémentale et la radicale. La logique qui anime ces deux démarches repose sur des processus inversés : l’une « descend », l’autre « remonte ». L’innovation incrémentale part en effet des propriétés acquises d’un objet pour descendre dans ses usages ou ses applications afin de les multiplier ou de les faire évoluer. L’innovation radicale remonte quant à elle aux principes de base d’un univers donné pour les transformer ou les faire muter, donnant ainsi naissance à une offre inédite. Ainsi, ce qui permet fondamentalement de distinguer les innovations est le rapport au discontinu ou au continu, c’est-à-dire le rapport à l’évolution ou à la révolution.
Il y a donc, en résumé, deux types d’innovation : celle qui emprunte une logique de continuité (innovation d’évolution) et celle qui se manifeste par ruptures (innovation de révolution).
Continuité ou rupture
La première est l’innovation d’évolution. Elle travaille sans rupture en suivant une logique de continuité incrémentale. Innovation continue, elle améliore l’existant, parfois de façon très importante. Elle fait mieux dans un champ donné sans jamais en créer aucun. Quantitativement la plus répandue, ses exemples sont innombrables : la nième version de la souris, l’écran plat, le téléphone, Amazon (nouvelle VPC), Linux qui s’améliore grâce à l’open source, l’ordinateur quantique, etc.
La seconde, qui travaille donc par ruptures, se produit par sauts. Bien plus rare que la première, elle répond à une logique radicale (ou disruptive) de révolution. Celle-ci est à la fois liquidation du passé et jaillissement du présent en direction du futur. Ainsi, en apportant de nouveaux usages, elle présente une très puissante capacité de transformation, parfois à l’échelle planétaire. Elle prend cinq formes principales.
Celle qui est la mère de toutes les innovations : l’innovation paradigmatique. Ces innovations absolues, extraordinairement rares, révolutionnent la société dans laquelle elles s’inscrivent, mais font également basculer les modèles civilisationnels. Elles concernent généralement les sources d’énergie ou la domestication d’une matière première. L’électricité, comme le pétrole, le nucléaire, le solaire et l’éolien, la fusion demain sont des méta-innovations. Le numérique aujourd’hui pourrait entrer dans ce club très fermé.
Celles qui changent tout. Il est presque impossible de prévoir la nature des changements qu’elles suscitent, car elles modifient l’ensemble de l’écosystème dans lequel elles s’inscrivent. Internet est de celles-là. Le Web a changé notre façon d’accéder à l’information, d’acheter, de nous informer, de nous divertir, de communiquer, d’être reliés les uns aux autres, notre rapport au temps, à l’espace, notre façon de vivre, notre manière d’être au sens le plus ample du terme.
Celles qui créent une place. Avant Facebook, par exemple, il n’y avait rien de comparable. L’apparition d’un réseau social en ligne a révolutionné en un temps record nos pratiques relationnelles. L’innovation qui crée une place ne demande rien, elle s’installe et s’ajoute au monde, et elle l’agrandit, car cet espace qui n’existait pas a été créé en même temps qu’il s’est rempli.
Celles qui renouvellent un secteur. Les exemples sont multiples : Uber, Airbnb, Booking.com, Tripadvisor, Space X ou Blue Origin, entre autres. Ces innovations revitalisent des secteurs que l’on pensait immuables. Forgée par le temps et le savoir-faire, leur organisation paraissait établie une fois pour toutes. L’hôtellerie, le transport, le taxi, la restauration, le voyage spatial ou le transport de marchandises, etc., semblaient des formes indépassables. Et pourtant ces compagnies innovantes les ont renouvelées de fond en comble.
Celle qui vient d’ailleurs (d’un autre champ) : l’innovation adjacente. Un simple déplacement d’usage peut constituer une innovation. Appliquée à un champ nouveau, une technologie ou une invention venue d’un univers particulier lui conférera un caractère d’innovation. C’est le cas du gyroscope, par exemple. Inventé au milieu du 19ème siècle, il devient une innovation qu’on retrouve aujourd’hui un peu partout, dans l’iPhone, le télescope spatial Hubble, les hélicoptères radio commandés, les drones, etc.
Ces deux types d’innovation sont souvent rejointes par une troisième, qui n’en a que le nom : l’innovation qui n’en est pas une, mais fait croire qu’elle l’est. Elle prend principalement deux formes : l’innovation en trompe-l’œil et celle qui fait du neuf avec du vieux. Ces fausses innovations sont essentiellement d’origine marketing (les multiples et bruyantes annonces de breakthrough).
Cultiver l’innovation
On peut aussi aborder cette question des genres de l’innovation à travers d’autres catégories. Car l’innovation s’exprime à travers différents champs. Elle se fractionne en technologique, social, sociétal, écologique, économique, etc. Mais finalement, tous ces champs ne sont-ils pas requis pour que l’on puisse qualifier d’« innovation » un changement ? Ne faut-il pas que l’innovation, pour mériter d’être qualifiée de cette manière, participe largement au bien commun ?
Car l’une des plus importantes questions en cette matière est : est-ce que l’innovation doit être considérée pour elle-même, comme relevant d’une logique propre qui n’a de comptes à rendre à personne, ou est-ce qu’elle est là dans le seul but d’améliorer la qualité de vie des gens en se basant sur quatre critères principaux : environnemental, économique, social, intime ? Un discours sur l’innovation ne peut donc se réduire à de simples considérations technologiques, fussent-elles grandement pertinentes. Comme je l’ai déjà souligné à plusieurs reprises dans ces chroniques, l’innovation est un point de croisement où le technologique rencontre et impacte (positivement ou négativement) le social, le politique et jusqu’à l’intime.
Cette très grande complexité et intrication de niveaux hétérogènes suppose le développement d’une culture de l’innovation où des enjeux éducatifs – aujourd’hui largement sous-estimés – sont engagés pour assurer l’avenir. Ainsi, il est urgent de « cultiver » l’innovation, au double sens du terme : la faire fructifier et lui donner une culture.
Le genre dans l’innovation
Une troisième façon, complémentaire des deux premières, d’entrer dans le sujet des « genres » de l’innovation est de considérer la question du genre. Car si on peut aborder la question des genres de l’innovation, on doit aussi considérer celle du genre dans l’innovation.
L’innovation est un registre encore beaucoup trop masculin. Les entrepreneurs des ex-startups de la Silicon Valley sont des hommes, dans une écrasante majorité. Les univers de la Tech, les services IT des entreprises sont eux aussi à forte tonalité masculine. Ainsi, si l’innovation a des genres (continuité-évolution, rupture-révolution, etc.), elle ne semble en connaître qu’un dans le concret lorsqu’elle s’incarne : le genre masculin.
Pourtant, cela ne signifie pas que l’innovation est l’apanage des hommes, et que les garçons seraient plus compétents pour la porter. Bien que les filières mathématiques et scientifiques ne soient pas l’unique voie pour innover, les jeunes filles et les jeunes femmes y sont par exemple trop souvent sous-représentées. De nombreuses études sociologiques effectuées à Polytechnique ou Centrale illustrent d’ailleurs cette disparité. Cette réalité résonne elle aussi avec l’idée d’une culture de l’innovation, donc d’une éducation à développer de façon urgente dans les années qui viennent. C’est seulement ainsi qu’innovation ne se conjuguera pas éternellement au masculin.
Il n’est pas inutile de rappeler qu’après tout « innovation » est un nom du genre féminin.
Un article initialement paru dans La Tribune.