La Marque Employeur et la Responsabilité Sociale et Environnementale des Entreprises (RSE) dessinent un nouveau rapport au travail, aussi bien du point de vue de l’entreprise que de celui des collaborateurs. Le sens même à donner au travail s’en trouve profondément innové. Longtemps synonyme de contrainte et de soumission nécessaire pour gagner sa vie, le travail pourrait bien aujourd’hui être porteur, plus qu’il ne l’a jamais été, d’une promesse d’émancipation où l’accomplissement individuel peut rejoindre l’amélioration collective.
Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, l’innovation n’est pas un phénomène qui se cantonne à l’augmentation des performances de la technologie digitale ou à la création de nouveaux produits ou services. L’innovation réside aussi dans l’invention de nouveaux usages dans des domaines aussi divers que l’économique, le social, le sociétal ou l’écologique, entre autres. Ces usages naissent souvent d’une base technologique permettant l’émergence de nouvelles façons d’être, d’agir ou de communiquer. Parmi ces usages, les mutations du rapport au travail auxquelles nous assistons depuis quelques temps font partie des manifestations significatives de ce type d’innovation.
Le concept de Marque Employeur et la Responsabilité Sociale et Environnementale des Entreprises (RSE) sont deux marqueurs forts où se dessine un nouveau rapport au travail, aussi bien du point de vue de l’entreprise que de celui des collaborateurs. Le sens même à donner au travail s’en trouve profondément innové.
L’entreprise entre valeur et valeurs
Marque Employeur et RSE témoignent d’une profonde évolution de l’entreprise et de son rôle. Les implications de ces deux concepts sont multiples, notamment pour les collaborateurs.
Apparue dans les années 90, la notion de Marque Employeur témoigne d’une ouverture nouvelle de l’entreprise. La marque était traditionnellement tournée vers l’extérieur (ses clients, qu’elle doit satisfaire), et l’employeur, orienté en direction de l’intérieur (des collaborateurs présents pour remplir une fonction). Avec le rapprochement des termes « marque » et « employeur », l’entreprise est entrée aujourd’hui dans une nouvelle étape. Sa mission est désormais cruciale, et doit être perçue et comprise pour susciter une plus grande adhésion des différents publics. En effet, l’époque impose plus de transparence. Il s’agit alors pour l’entreprise d’offrir une plus grande lisibilité de son intérieur, autrefois envisagé comme une « boîte noire » inaccessible au public. Le concept de Marque Employeur concrétise cette convergence entre le « dedans » et le « dehors » de l’entreprise. C’est ainsi que la RSE s’est imposée comme une dimension déterminante : les parti-pris « intérieurs » de l’entreprise donnent le sens à son action « extérieure ». La mission, la culture et les valeurs sur lesquelles elle est bâtie aussi bien que ses engagements en matière sociale et écologique concernent désormais ses clients autant que ses collaborateurs. D’ailleurs, ceux-ci sont désormais considérés comme des clients à part entière de l’entreprise, et non plus comme des opérateurs interchangeables. L’entreprise a donc désormais des clients extérieurs (la clientèle au sens traditionnel du terme) et des clients « intérieurs » (les collaborateurs). Ainsi, tous comme les clients, ceux-ci doivent être attirés, séduits, fidélisés, pour devenir éventuellement des ambassadeurs capables d’attirer de nouveaux talents.
En mettant en avant identité, culture et valeurs de l’entreprise, la Marque Employeur et la politique RSE sont chargées de susciter l’adhésion des collaborateurs, de générer un enthousiasme allant bien au-delà du fait d’avoir un emploi et des avantages sociaux associés. La fierté de travailler pour une marque engagée dans le progrès social (autonomie, travail hybride, pratiques managériales, flexibilité des horaires) se double d’une vigilance particulière vis-à-vis de la politique RSE (protection de l’environnement, diversité, égalité des genres, accessibilité, etc.) de l’entreprise. La possibilité de recruter des collaborateurs qualifiés, devenus des clients particulièrement exigeants – et qui, dans certains secteurs n’ont que l’embarras du choix – est aujourd’hui à ce prix.
La Marque Employeur assure ainsi le même rôle de communication convaincante vis-à-vis des collaborateurs que le fait la marque dans sa communication vis-à-vis de ses clients externes. Au même titre que l’on parle d’expérience client, on parle d’ailleurs aujourd’hui d’expérience collaborateur. L’entreprise organise ainsi une « symétrie des attentions » où un service client de qualité est le résultat direct de la considération apportée à ses collaborateurs. Une Marque Employeur forte et bien identifiée est donc devenue un élément indispensable à la croissance, voire à la crédibilité d’une entreprise. C’est aujourd’hui un puissant marqueur de sa vitalité ainsi qu’un catalyseur de visibilité.
On voit donc bien comment le rapport au travail améliore l’ensemble de l’entreprise (ses structures et ses process, autant que ses produits ou ses services), et comment, en conséquence, il est un élément direct d’innovation qui contribue essentiellement à la création de valeur.
Le travail comme affirmation de soi
Au-delà des conditions et modalités nouvelles de travail qui se jouent dans ces mutations, l’un des éléments d’innovation les plus profonds et les plus significatifs est le sens du concept de travail lui-même. À travers une crise sans précédent des vocations et des motivations dont le phénomène de « Grande Démission » est la trace la plus visible, nous assistons à un historique changement de sens de ce qu’est le travail.
Cette étape est largement mobilisée par une nouvelle génération porteuse d’idéaux et d’espoirs nouveaux qui appelle de toutes ses forces à une « bifurcation ». La cérémonie de remise des diplômes de l’école AgroParisTech l’an passé en est un parfait exemple. A cette occasion, les jeunes ingénieurs ont plaidé pour un changement radical vis-à-vis des « jobs destructeurs » qui contribuent aux ravages écologiques occasionnés par certains acteurs de l’agrochimie. Dans le même esprit, le discours de remise des diplômés de Polytechnique a rappelé à l’assistance que l’« objectif doit être de servir l’intérêt général. Cette responsabilité, c’est aussi la vôtre ».
Historiquement assimilé à l’effort et à la pénibilité, le travail est traditionnellement perçu comme une chose subie, un mal nécessaire, une obligation à laquelle il est impossible de se soustraire. D’ailleurs, l’étymologie du mot renvoie au latin médiéval trepalium, un instrument de torture. On travaille parce qu’on n’a pas le choix. Sous l’ancien régime, par exemple, on est serf soumis à la domination d’un seigneur qui assure la protection en échange de la servitude et la sécurité militaire en échange du travail. Conscientes des souffrances associées au terme, la plupart des utopies révolutionnaires ont tenté, chacune à leur manière, de dissocier travail et pénibilité.
À l’opposé de cette conception, on commence aujourd’hui à aborder le travail d’un autre point de vue. Dans un renversement complet de perspective, l’activité rémunérée est en train d’être perçue, à tort ou à raison, comme un lieu de la manifestation de sa liberté, un espace favorable à l’affirmation de ses idées et à l’imposition de ses valeurs. De symbole d’aliénation, le travail pourrait bien devenir un dispositif de libération, un élément de mieux vivre, la voie d’un meilleur accès au partage collectif de valeurs et d’une augmentation du bien commun, etc. Longtemps synonyme de contrainte et de soumission nécessaire pour gagner sa vie, longtemps assimilé à une corvée, le travail pourrait aujourd’hui être porteur, plus qu’il ne l’a jamais été, d’une promesse d’émancipation où l’accomplissement individuel peut rejoindre l’amélioration collective. Cette perception nouvelle à considérer le travail comme un outil de libération et non plus comme un élément d’asservissement est une innovation humaine de la plus haute importance.
Cette évolution est évidemment facilitée, voire rendue pleinement possible, par la technologie. Elle s’inscrit dans le cadre d’une volonté globale de changement manifestée par les individus et les peuples. Le mouvement des « gilets jaunes », par exemple, était lui aussi le signe d’un profond besoin de changement. Il résultait d’une volonté de moins subir, d’avoir de meilleures conditions de travail, des niveaux de salaire plus décents, et le désir de s’attaquer autant au problème de la « fin du mois » qu’à celui de la « fin du monde ».
La modification à laquelle nous assistons actuellement rajoute encore une strate d’évolution : elle n’est plus seulement le signe d’un besoin de moins subir, mais également celui d’arriver avec ses valeurs, ses envies, ses désirs, et de les manifester à son employeur. Dans les réunions avec les candidats dans de nombreuses branches d’activité, le rapport entre le DRH et les candidats s’est complètement inversé. C’est désormais le DRH qui doit faire de efforts de séduction, se montrer convaincant pour convaincre le candidat que son entreprise vaut la peine d’être choisie. Redistribuant ainsi les cartes de l’influence dans l’entreprise, cette inversion rééquilibre les positions de pouvoir entre employeurs et employés. Elle est ainsi très cohérente avec la logique générale de l’innovation qui modifie sans cesse l’état des choses pour établir de nouvelles frontières entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.
Ainsi, le rapport au travail qui était classiquement perçu comme appartenant au registre du social ou du politique rentre aujourd’hui de plein droit dans celui de l’innovation, au sens où celle-ci est capable d’assurer une évolution vers le mieux.
Une Responsabilité Économique des Collaborateurs (REC) ?
Mais, comme à chaque étape de progrès, ce « mieux » n’est pas univoque. La technologie ouvre des libertés, en posant trop rarement la question de la responsabilité, notamment individuelle, face à cette liberté. Qu’en faire ? Comment l’utiliser au mieux ? Faut-il juste en profiter le plus possible, et comment ? Ou bien, faut-il aussi en profiter pour se poser de nouvelles questions, et établir de nouveaux équilibres ? L’une de ces questions pourrait être : comment les collaborateurs doivent-ils agir pour bien user – c’est-à-dire avec justesse – du nouveau pouvoir qui leur est accordé ?
Avec la Marque Employeur et la RSE, les efforts d’innovation dans le rapport au travail ont jusqu’ici essentiellement reposé sur les initiatives de l’entreprise. Mais, à partir du moment où le travail est envisagé comme lieu de liberté et d’affirmation de soi, une responsabilité nouvelle incombe logiquement aux collaborateurs.
Si l’entreprise est aujourd’hui largement co-produite par tous ceux qui la font, aussi bien les clients, que les dirigeants, ou les collaborateurs, ces derniers devraient, entre autres, prendre en compte les aspects économiques, dont ils sont très souvent exemptés. Ainsi, au même titre que les entreprises sont aujourd’hui tenues d’afficher une politique RSE conséquente, les collaborateurs pourraient de leur côté adopter un nouvel indice de responsabilité spécifique, intégrant le réalisme économique. Pour leurs revendications et leurs façons d’agir, que ce soit individuellement ou à travers leurs organisations syndicales, ils mettraient ainsi en place une politique de Responsabilité Économique des Collaborateurs (REC). Cette REC serait conçue pour s’intégrer à la RSE ou développée de façon autonome, parallèlement à elle.
Je reviendrai sur ces aspects le mois prochain dans la seconde partie de cette chronique consacrée au travail.
Article initialement paru dans La Tribune.