Dans tous les pans de la société contemporaine, la robotique et l’Intelligence Artificielle bouleversent les usages autant que les mœurs, à tel point que cette présence massive en expansion constante pose la question de la place de l’humain dans cette transition technologique. Alors, tous robots demain ?
On serait tentés de compléter cette question par une autre en miroir : les robots seront-ils tous humains demain ?
En somme, on touche du doigt une question existentielle qui anime le cerveau d’homo sapiens depuis qu’il est en mesure de réfléchir à sa propre condition : qu’est-ce qui définit l’humain ? Et, par extension, qu’est-ce qui définit la machine ?
Plus futuriste que le futur
La science-fiction s’est de tout temps emparée du sujet. Or, la réalité a depuis longtemps rattrapé la fiction. Dans Le Cycle des Robots d’Isaac Asimov, œuvre incontournable lorsque l’on aborde l’appropriation par la culture populaire de cette relation « humain-machine », les trois lois de la robotique précisaient :
Loi 1 – Un robot ne peut porter atteinte à un être humain ni, restant passif, laisser cet être humain exposé au danger
Loi 2 – Un robot doit obéir aux ordres donnés par les êtres humains, sauf si de tels ordres sont en contradiction avec la Première Loi
Loi 3 – Un robot doit protéger son existence dans la mesure où cette protection n’entre pas en contradiction avec la Première ou la Deuxième Loi
Au regard des dernières avancées technologiques, ces lois seraient presque caduques aujourd’hui. Les nombreuses critiques à l’égard de certains réseaux sociaux, les accidents (rares) de voitures autonomes ou la prolifération de projets militaires de robots tueurs autonomes sont autant de raisons de semer le trouble sur le véritable niveau d’interaction entre humain et machine.
Difficile, pour ne pas dire impossible, de définir précisément et objectivement dans quelles mesures un algorithme peut faire du mal à un individu. L’effet néfaste des réseaux sociaux dans le cas du harcèlement, par exemple, montre bien que si la technologie n’est évidemment pas directement responsable, elle ne peut pas, tout du moins aujourd’hui, être de fait programmée pour ne pas exposer l’être humain au danger. Et ceci, quelle que soit la vigilance des modérateurs et la performance des algorithmes de détection de contenus toxiques.
C’est un cas extrême, certes, mais lorsqu’une voiture connectée doit obéir à un individu et que cet ordre n’est pas en accord avec le code de la route, même si l’ordre en question ne met personne en danger, sur quel élément la voiture doit-elle baser sa décision ? Les questions d’aujourd’hui ne sont plus celles d’une fiction futuriste mais bien celles d’une réalité contemporaine. Or, cela change tout, et délimite au passage de nouvelles frontières et autant de nouvelles zones grises entre l’humain et la machine.
Le corps, le cœur, l’esprit
Si des progrès considérables ont été faits dans la manifestation (et donc la programmation) des émotions chez certains modèles de robots, on est encore bien loin de pouvoir simuler la complexité et la spontanéité des émotions humaines. Le corps, le cœur, et l’esprit sont des sources intarissables d’émotions qui nous séparent encore et vraisemblablement inéluctablement de la machine.
Si Ameca ou Mesmer, tous deux issus des laboratoires britanniques de la société Engineered Arts, sont capables de reproduire de manière bluffante, un panel d’expression humaines telles que la surprise, la frustration, ou un simple sourire, c’est bien l’expression qui est programmée, et non le ressenti qui lui correspond. La perfection de la restitution rend ici par son côté stéréotypé encore plus manifeste la différence entre simulation d’une émotion et ressenti authentique. Ameca et Mesmer peuvent apparaître alors comme une forme d’expression hypertechnologique du Paradoxe sur le comédien cerné par Diderot : celui-ci ne “vit” pas les situations qu’il joue, y compris les plus extrêmes ou les plus dramatiques, il applique avec talent et précision une technique.
Côté corps, les prototypes de robots tels qu’Atlas de la firme américaine Boston Dynamics, dont les performances physiques sont impressionnantes, augurent d’exponentiels progrès en matière de dynamisme et de motricité des humanoïdes. Mais, là encore, c’est la justesse du calcul et de la programmation qui dicte leurs mouvements, jamais l’initiative personnelle. En d’autres termes, le robot reste (pour l’instant ?) robot, car il dépend entièrement d’injonctions programmées par des humains. Pas d’articulation directe entre un semblant de conscience et le mouvement, pas de décision émotionnelle, pas de critère d’analyse sensible. Du moins dans ce que la sensibilité comprend d’intangible, de non objectivable.
Une asymptote plus qu’une convergence
Si le robot devient de plus en plus humain, et l’humain de plus en plus robot, il ne semble pas qu’une véritable jonction, qu’une totale fusion puisse s’opérer. L’humain se nourrira toujours plus de la ressource formidable que constitue la machine, la façonnera pour qu’elle lui soit toujours plus utile, dans des domaines de plus en plus larges, le robot pourra toujours être de plus en plus humanoïde. Pourtant, il n’arrivera jamais (en tout cas dans une perspective temporelle qu’il est aujourd’hui possible de se représenter) à reproduire la folie créatrice, la variabilité, le hasard, l’instinct, la diversité même de l’espèce humaine.
N’est-ce pas plutôt dans l’intrusion progressive du robot dans le corps humain qu’il faudrait voir une véritable nouvelle frontière entre humain et machine ? La technologie a de tout temps servi de support à une amélioration des performances du corps humain, ou à lui restituer des capacités perdues en raison de l’âge, de traumatismes ou d’accidents divers. De la prothèse auditive aux lunettes connectées en passant par les exosquelettes, elle propose un bénéfice immédiat à ses utilisateurs.
Les progrès de la robotique et de l’Intelligence Artificielle font entrer cette relation dans une nouvelle ère. Si jusqu’ici l’être humain a considéré son propre corps comme une limite, la frontière devient nécessairement plus floue lorsque l’on aborde les membres surnuméraires (un bras en plus, c’est quand même pratique pour faire ses courses) ou les progrès du biohacking (qui a dit qu’avoir des puces, c’était mal ?). Aujourd’hui, si les estimations varient, elles semblent malgré tout tourner autour d’une dizaine de milliers d’êtres humains équipés de puces RFID sous-cutanées. Pour ces « Björn Cyborgs » comme les appellent les Suédois, la limite corporelle n’en est clairement plus une. Rien ne dit cependant que ce type de pratiques, encore l’apanage d’une infime minorité, séduira l’ensemble de la population.
L’humain sera toujours humain parce qu’il est trop divers, trop multiple pour converger totalement vers un seul et même point. Même dans notre volonté de devenir de plus en plus infaillibles, de plus en plus parfaits, nous, individus aux millions de facettes, nous « robotisons » dans des directions très différentes. Donc, nous ne deviendrons jamais à 100% robots. Sauf en abandonnant complètement notre humanité ?
Le risque n’est donc pas que l’humain devienne robot, mais – et l’Histoire nous a amplement montré qu’il n’a hélas pas été nécessaire d’attendre les robots pour affronter un tel danger – qu’il cesse d’être humain.
Article initialement paru dans IT for Business.