« Avec toi, on peut pas avoir de conversation : t’as jamais d’idées, toujours des sentiments », balance Ferdinand (ardent Jean-Paul Belmondo). « Mais c’est pas vrai, y’a des idées dans les sentiments !« , répond, de sa voix traînante, Marianne, (mystérieuse Anna Karina). Les personnages de Godard ont raison. Et si la créativité, l’innovation, naissaient précisément des émotions ? Encore faut-il que les collaborateurs se sentent libres d’explorer leur imaginaire.

Cette scène de Pierrot Le Fou, réalisée en 1965 par l’un des piliers de la Nouvelle vague, Jean-Luc Godard, illustre à merveille l’antagonisme qui hante chacun d’entre nous. D’un côté, l’attachement à la pensée logique et à la raison. De l’autre, le monde sensible, imprévisible, parfois même sacrément bordélique des émotions et des intuitions.

LE QUATRIÈME MUR

Cette opposition est d’autant plus forte dans le monde professionnel, où la raison domine les ressentis… jusqu’à formater les esprits. Pourtant, à la croisée de ces deux univers – un peu comme le “quatrième mur du théâtre”, séparant symboliquement les acteurs des spectateurs – se situe un espace aux horizons infinis : la créativité. C’est d’ailleurs le sujet de “Pierrot le fou” : deux amoureux fous fuient un monde de conventions pour se perdre dans une liberté absolue.

Mais comment faire surgir une “intelligence qui s’amuse”, comme la décrivait Albert Einstein, dans le monde ultra-normé de l’entreprise ? Comment faire jaillir ce que le psychologue américain Joy Paul Guilford a identifié comme une intelligence redoutablement efficace, capable d’identifier des problèmes, d’analyser, d’évaluer et synthétiser ? Une “pensée fluide et flexible”, capable de transgresser les règles et les normes pour inventer et innover ? Cela ne peut se faire sans un ingrédient essentiel qui doit irriguer toutes les structures de l’entreprise : la confiance. Les géants de la tech l’ont compris depuis longtemps : il faut libérer les esprits, laisser la matière grise s’exhaler en créant des espaces pour permettre à chacun de plonger dans son fertile imaginaire. C’est notamment ce à quoi servent, depuis les années 2000, les hackathons, sorte de compétitions de programmation permettant à des développeurs acharnés de construire, en équipe, des solutions à des problématiques.

LES CHEMINS DE LA LIBERTÉ

La clef, pour libérer l’inventivité des collaborateurs, est donc bien dans l’autonomie qui leur est laissée. C’est d’ailleurs ce que le professeur en psychologie sociale américain Charles Kiesler explique, dès 1971, dans sa théorie de l’engagement. La liberté et le sens sont, selon lui, les deux principaux facteurs qui favorisent l’engagement « volontaire » des collaborateurs en entreprise.

L’étymologie grecque du mot autonomie suggère cette interprétation : “autos” (ce qui vient de soi), et “nomos”(règles) : la personne autonome est régie par ses propres lois. Pas nécessaire pour autant de prendre le chemin de Belmondo et de tout plaquer pour l’anarchie sanglante et bucolique.

Mais, comme certains réalisateurs laissent la liberté à leurs acteurs d’improviser leurs lignes de dialogue, le chef d’entreprise, le manager, doivent faire preuve de souplesse pour permettre à chacun de dépasser ses barrières mentales et d’aller puiser dans ses ressources. En le laissant par exemple choisir comment il souhaite effectuer une tâche donnée, la façon dont il va l’exécuter, avec qui et pendant combien de temps.

HORS NORMES

Cette autonomie n’est pas envisageable sans un cadre rassurant. Pour cela, la hiérarchie doit favoriser une approche horizontale, sécurisante, décontractée. Alors, de la même manière que les acteurs se “livrent” lorsqu’ils se sentent en confiance, les collaborateurs s’autorisent à sortir du cadre et des normes quand ils se sentent encouragés et respectés.

Cela implique évidemment de mettre au placard ses idées reçues pour pratiquer l’écoute active et la communication non violente… À l’ouverture des boutiques Apple, Steve Jobs trouvait insensée l’idée de l’un de ses collaborateurs de créer un “Genius Bar” mettant à disposition des clients les meilleurs ingénieurs Mac. Le jour suivant, le conseil d’administration d’Apple avait pour consigne de déposer l’appellation “Genius Bar”.

LE CERVEAU

Mais comment repousser les frontières de sa propre pensée ? Comment libérer l’imaginaire sans le transformer en injonction, alors que les éclairs de génie naissent souvent de fulgurances ? Certaines méthodes dignes des trucages de cinéma sont particulièrement puissantes. C’est le cas de la technique des “5 pourquoi”, notamment en brainstorming. Inventée dans les années 1930 par Sakichi Toyoda, fondateur de Toyota, elle consiste à sonder les motivations réelles qui se cachent derrière une position pour sonder la source du problème. À chaque “pourquoi ?”, l’individu se défait de l’une de ses couches de rationnel pour, peu à peu, se connecter à son intention profonde et révéler ses besoins.

L’ÉTOFFE DES HÉROS

Pour accompagner cette émulation collective, le manager doit être le garant d’une vision et donner un cap. Que souhaitez-vous atteindre, améliorer, changer ? Pourquoi ? Le scénario doit être clair pour que chacun y trouve une place en tant qu’acteur.

D’autres contraintes peuvent être posées, comme le budget ou la définition d’un objet d’étude précis. Le manager a aussi pour rôle, à un certain moment, de clore les débats et de trancher. Surtout, il doit savoir récompenser ceux qui osent. Par un simple mail, une remarque en réunion ou une attention telle qu’une invitation au restaurant, il réaffirme aux yeux de tous l’engagement envers cette culture d’entreprise.

A contrario, lorsque les mauvais éléments sont mis en avant, l’effet sur le collectif est désastreux et démotivant. Il faut donc veiller à ce que les “héros silencieux” de l’entreprise, ceux qui œuvrent pour le collectif, soient eux aussi reconnus. De même, tous les talents de l’entreprise peuvent avoir leur mot à dire, y compris les non décisionnaires, en particulier quand ils sont au contact de la réalité du terrain.

L’ENVIE

Au-delà de ses effets bénéfiques pour la croissance, la créativité est un formidable levier d’attractivité et d’engagement. Elle responsabilise les collaborateurs et leur permet de se sentir impliqués dans une aventure collective, leur donne envie d’évoluer, de partager leurs idées, de développer pleinement leur potentiel en mettant en valeur leurs forces.

Laisser plus de place à la créativité, c’est accepter de ne pas tout contrôler, comme les acteurs apprennent à “lâcher-prise” pour incarner un autre. C’est faire de la part d’incertitude constitutive de la vie un outil pour améliorer sa résilience. C’est permettre à chacun de jouer un rôle dans le récit parfois difficile, souvent plein de surprises, d’une carrière professionnelle.

À l’heure où les collaborateurs s’interrogent sur le sens de leur vie professionnelle, on comprend que la créativité est loin d’être l’apanage des artistes. Cette force existe en chacun de nous et à tout âge.

Cette force qui permet à chacun d’avoir “envie d’avoir envie”, pour terminer cette tribune avec les paroles d’un célèbre acteur de Jean-Luc Godard qui n’est pas Belmondo. Saurez-vous trouver lequel ?

Article initialement paru dans marketing professionnel.