En 1776, La Richesse des nations d’Adam Smith énonçait que, dans le cadre d’une division internationale du travail, il convenait pour un pays de se spécialiser dans la production des biens où il est plus efficace que les autres. Depuis cette théorie des avantages absolus, l’économie mondiale a plébiscité le libre-échange à outrance, le développement de sources d’approvisionnement complexes et interdépendantes, ou encore la mise en concurrence d’acteurs économiques avec pour critère unique le prix.
Résultat ? Des dépendances dangereuses entre acteurs économiques, une vulnérabilité de la chaîne de valeur, et une notion du profit prenant peu en considération l’humain comme son environnement. Ces dangers ont été encore plus criants et visibles lors des récentes crises, à la fois géopolitiques et sanitaires.
Parallèlement, on assiste à un véritable renforcement d’un mouvement de fond qui a débuté quelques années auparavant, et qui établit de nouvelles frontières économiques. Ce réajustement relance l’idée que la réussite doit être partagée entre acteurs économiques géographiquement plus proches. Des notions comme le commerce équitable, le développement durable, l’économie du partage, la protection du savoir-faire ou le localisme sont apparues comme autant de réactions épidermiques à ces crises.
Comment se concrétise ce changement de paradigme majeur ? Quelles en sont les sources ? Comment les entreprises reconsidèrent la notion d’interdépendance dans un contexte propice à l’indépendance ? Serge Masliah Corporate VP et Group Operations Officer, nous livre son analyse.
D’une dépendance l’autre
Du point de vue européen, on constate une volonté de recentrer les enjeux stratégiques du continent autour de la question de la souveraineté. Ainsi, la création d’un cloud européen est un exemple parmi d’autres d’une volonté politique consistant à renforcer le continent tout en réduisant sa dépendance aux géants numériques sino-américains. Pourtant, même si les plus grands partenaires européens, notamment le moteur franco-allemand, ont des objectifs communs, il subsiste néanmoins des divergences sur la méthode (convergence de la politique énergétique, accès au nucléaire, mutualisation de la dette, etc.). Quoi qu’il en soit, de manière générale, nos sociétés souhaitent plus de relocalisation. Selon un sondage récent, 92 % des Français souhaitent la relocalisation des entreprises industrielles.
Sans pour autant vouloir recréer une ligne Maginot européenne, les acteurs économiques et politiques souhaitent désormais adopter comme doctrine le besoin de reconstruire notre indépendance au niveau énergétique, agroalimentaire, industriel, etc. Cette volonté louable est pourtant légèrement trompeuse.
En effet, cette notion d’indépendance est relative car, finalement, on ne fait que réduire le périmètre géographique de notre dépendance en se repliant sur des circuits d’approvisionnement plus courts et des fournisseurs locaux.
Au-delà de cette observation sémantique et conceptuelle, cette volonté s’accompagne aussi d’un changement profond. Il devient nécessaire pour les entreprises de repousser les frontières en allant au-delà de l’analyse, bien trop réductrice, du simple compte de résultat. Une stratégie basée sur les particularités des territoires doit être mise en place. En d’autres termes, il s’agit de comprendre pleinement ce qu’un territoire peut offrir à l’entreprise. Cette notion de prise en considération des territoires et des liens relationnels qui les organisent s’intègre parfaitement dans ce qu’on appelle les externalités positives. Celles-ci deviennent progressivement plus déterminantes pour des décisionnaires en quête de partenaires pérennes.
Cependant, ne soyons pas naïfs ! La notion de profitabilité demeure prépondérante dans les processus de décisions, mais celle-ci est désormais accompagnée par la réussite commune, l’impact positif sur l’écosystème de l’entreprise, etc.
Ce changement engendre notamment une redéfinition de la relation client-fournisseur. La réussite commune est désormais un pilier nécessaire permettant d’établir une relation de confiance. C’est donc la notion même de profit qui évolue puisque l’activité doit maintenant être profitable au plus grand nombre. On ne recherche plus seulement le bon prix pour le bon produit, mais aussi le bon partenaire avec qui construire une relation de confiance, de dépendance saine qui contribuera à renforcer son indépendance.
Cette volonté de succès mutuel est naturellement plus difficile à obtenir avec des multinationales étrangères gérant des millions de clients et disposant d’une taille trop importante pour s’intéresser à chaque client de manière individualisée et personnalisée.
Par ailleurs, ce changement radical ne peut s’expliquer sans aborder la notion de sens. Quelle est la raison d’être de l’entreprise au-delà de gagner de l’argent et de verser des salaires à ses collaborateurs et des dividendes à ses actionnaires ? Voici une question déterminante pour une majorité d’employés selon plusieurs enquêtes récentes. C’est ainsi que les actions des entreprises sont jugées non plus seulement sous l’angle monétaire, mais aussi sous l’angle sociétal. Celles-ci ont une responsabilité lourde aux yeux des consommateurs qui n’hésitent pas à les juger sévèrement.
Vers une interdépendance structurée
Repousser les frontières de sa dépendance n’est pas chose aisée. En effet, de nombreuses complexités découlent des choix liés à cette démarche. Les critères de sélection des fournisseurs évoluent, les processus de décision internes doivent intégrer de nouvelles dimensions, des changements numériques sont souvent nécessaires, etc. A titre d’exemple, transférer ses données depuis les serveurs d’une entreprise aux Etats-Unis vers une entreprise française peut se révéler particulièrement compliqué.
L’indépendance ou plutôt une interdépendance plus saine nécessite une démarche spécifique et progressive d’accompagnement, ainsi qu’une forte volonté des décisionnaires. Cette volonté d’interdépendance ne peut se matérialiser sans avoir préalablement créé les conditions nécessaires au changement. On ne peut notamment pas avoir comme projet de simplifier sa chaîne d’approvisionnement sans avoir évalué précédemment les forces et faiblesses des fournisseurs locaux.
Le travail d’accompagnement doit nécessairement s’appuyer sur une vision de ce que l’entreprise souhaite devenir et la définition de son rôle dans la société. Peter Drucker, professeur et théoricien en management, écrivait : « Le meilleur moyen de prévoir le futur, c’est de le créer ». C’est ainsi que l’entreprise doit bâtir sa vision et la séquencer en plans actionnables qui doivent être réévalués régulièrement en fonction de l’évolution globale de la société.
Enfin, il est déterminant d’accompagner les organisations dans la compréhension des coûts cachés en lien avec ce changement de perspective. Sans surprise, plébisciter des fournisseurs locaux ou utiliser des solutions garantissant la souveraineté des données sur son territoire sont autant d’éléments capables de modifier sensiblement la structure des coûts d’une entreprise.
L’Union Européenne dispose de territoires riches qui peuvent contribuer à la création de circuits courts, aussi bien sur les biens matériels que sur les biens immatériels, tels que le stockage des données. Ce changement de paradigme ne doit cependant pas être idéalisé. La dépendance à un petit nombre de fournisseurs sur une zone géographique réduite peut aussi représenter un risque. Ainsi, selon les situations, une stratégie capable de combiner les dimensions internationales et locales peut être privilégiée. L’enjeu essentiel est de repousser les frontières en gardant pour cap ce nouveau cadre de pensée et d’action entre les acteurs économiques et d’aller au-delà de la recherche perpétuelle du profit en ignorant l’humain et son environnement.
Une chronique initialement parue dans Alliancy