Il est grand temps que les entreprises intègrent la « quête de sens » dans leurs modèles managériaux. Un impératif à l’heure du « big quit ».
claquer la porte, tout plaquer, changer de métier, se reconvertir… Depuis quelques mois, le phénomène de “grande démission”, cette vague massive de professionnels quittant leur emploi, est sur toutes les lèvres… Apparu aux États-Unis à la suite de la pandémie, le fameux « big quit » est aussi, bien que dans une moindre mesure, une réalité dans l’Hexagone. En effet, si en 2021 plus de 47 millions d’Américains ont quitté volontairement leur job, en France, 520 000 démissions ont été enregistrées par trimestre entre fin 2021 et début 2022, dont 470 000 CDI.
Bien sûr, les scénarios américains et français sont bien différents. Et évidemment, ce phénomène d’inadéquation entre le fonctionnement de l’entreprise et les désirs de ses collaborateurs est loin d’être récent, chaque crise rebattant les cartes du monde du travail. Pour autant, cette dernière vague témoigne d’un changement sociétal profond.
Quête de sens
Il y a bien sûr l’éternelle croyance que « l’herbe est toujours plus verte ailleurs », mais les démissions en masse sont, avant tout, liées au contexte économique. Il est plus aisé de prendre des risques et de quitter un emploi stable, dès lors que le marché du travail est favorable aux employés. C’est pourquoi la « grande démission » a bénéficié de la période post-Covid. Désormais, l’impact négatif du contexte géopolitique international représente un frein considérable à ce phénomène, car il constitue une source d’inquiétude importante, autant pour les salariés que pour les citoyens.
Au-delà de ce contexte, qui impacte depuis longtemps le monde du travail, la société subit, depuis plusieurs années, une profonde mutation qui encourage les démissions. « L’homme ne peut supporter une vie dénuée de sens », disait Carl Gustav Jung, fondateur de la psychologie analytique. Dans une société où la recherche de sens est devenue primordiale, il n’est pas surprenant qu’elle concerne aussi le monde du travail. Cette attente est capitale pour les jeunes générations.
Désormais, les salariés (qui n’oublient pas qu’ils sont aussi des citoyens) ont également des attentes fortes vis-à-vis des engagements et de l’éthique de leurs employeurs. La frontière entre citoyen et employé, entre vie personnelle et vie professionnelle, n’est plus si distincte que par le passé. Ainsi, des notions comme la décroissance et la relocalisation trouvent un écho puissant parmi les employés, qui attendent de leurs employeurs un engagement et des actes, au même titre que les politiques. À ce titre, démissionner d’une entreprise, car elle ne correspond plus à ses valeurs, n’est plus un acte isolé, et prend pour beaucoup le sens d’un geste politique.
Management désuet
Face à cette mutation profonde, l’une des erreurs à éviter est de considérer que seule la rémunération est suffisante pour éviter la démission. Cette manière de penser est caractéristique des entreprises utilisant un système managérial quelque peu désuet. Désormais, une entreprise moderne se doit d’accompagner ses collaborateurs à trouver du sens, au-delà des tâches qu’ils effectuent. Cela permettra d’éviter l’effet « bullshit jobs » (littéralement « jobs à la con ») théorisé par l’anthropologue américain David Graeber, dès 2013.
D’une certaine manière, la définition même du mot démission semble avoir évolué. Longtemps taboue, voire connotée négativement, la démission est désormais un acte libératoire, aisément mis en scène, souvent avec fierté, sur les réseaux sociaux. Là où elle représentait la fin désolante d’un processus de dégradation plus ou moins long, elle peut signer aujourd’hui l’espoir d’un meilleur avenir.
La démission est ainsi perçue comme le point de départ d’une nouvelle vie, une période où l’on reprend le pouvoir sur ses envies profondes pour fabriquer un avenir à son image, plus en phase avec nos idéaux. En démissionnant, on déconstruit pour reconstruire. Dès lors, on peut se demander si le mot « démission » est toujours adéquat pour décrire ce phénomène, ou s’il ne faudrait pas en forger un autre, mieux adapté à cette nouvelle réalité.
Déconstruire pour reconstruire
Hélas, une majorité d’entreprises continue de mettre en avant des critères exclusivement quantitatifs dans les rapports avec les employés. La relation se construit encore trop souvent sur la seule performance du collaborateur et son impact sur l’entreprise (productivité, indicateurs de performance). Afin de repousser ces frontières devenues trop étroites, nous devons considérer la « grande démission » comme le signe d’un nécessaire changement dans le rapport employeur-employé.
Justifier le sens du travail par la seule réalisation d’objectifs économiques ne fonctionne plus ! Il faut repenser le rôle de l’entreprise au cœur même de son écosystème, redéfinir la raison d’être pour qu’elle dépasse la simple question des parts de marché et des performances comptables. Rappelons le mantra de Charles Handy, professeur de management à la London Business School : « L’entreprise ne peut exiger la loyauté de ses salariés : elle doit la mériter. »
Ce nouveau paradigme est d’autant plus intéressant qu’il est vecteur de nouveaux leviers de croissance. Ne commettons pas l’erreur de penser qu’une entreprise instaurant une culture davantage axée sur le bien-être devra mettre de côté ses critères de productivité. Les deux peuvent coexister et… s’alimenter.
Convertir ce phénomène de « grande démission » est une nécessité pour maintenir la compétitivité de toute entreprise dans des écosystèmes qui évoluent très rapidement. L’avènement du revenu universel, la part de l’automatisation, ou encore la transformation vers une économie de travailleurs indépendants au détriment du modèle salarial vont faire émerger de nouvelles attentes chez les professionnels. Elles ne se limiteront pas au télétravail et à une rémunération compétitive. Il est temps de réfléchir à ces nouvelles perspectives.