Toujours plus… Tel semble être le credo de l’humanité depuis fort longtemps, avec une forte accélération au moment de la première révolution industrielle. Pourtant, le « plus » rencontre aujourd’hui une limite objective à son développement incontrôlé. À une époque où il faut faire preuve à la fois de performance et de sobriété, comment mieux faire, mais aussi comment faire mieux ? Quel rôle la plus puissante des technologies actuelles, le digital, peut-elle jouer dans le cadre de cette nécessaire évolution ?
Toujours plus… Tel semble être le credo de l’humanité depuis fort longtemps, avec une forte accélération au moment de la première révolution industrielle à la charnière du 18e et du 19e siècle. Jusqu’à présent, cette accélération n’a cessé d’être de plus en plus forte. « Plus » est le marqueur le plus fondamental du désir des êtres humains, individuellement comme collectivement. Nous produisons plus. Nous consommons plus. Nous obtenons plus de santé, plus de confort, plus de tout. Nous avons identifié de nouvelles sources d’énergie et créé de multiples technologies pour nous permettre de suivre cette trajectoire ascendante vers un « toujours plus ». L’ère digitale est le stade actuel de ce développement. Pourtant, le « plus » rencontre aujourd’hui une limite objective à son développement incontrôlé.
Cette dimension s’est imposée comme centrale dans l’essor et l’évolution historique de notre civilisation. Pourtant, le questionnement sur notre mode de croissance est longtemps resté cantonné dans une sphère relativement restreinte d’intellectuels, d’activistes ou de penseurs politiques aux visées plus ou moins révolutionnaires. Mais le réchauffement climatique, la mondialisation puis sa crise, les atteintes portées au biotope et au reste du vivant, l’excès d’inégalités sociales, la prise de conscience universelle de la dimension finie des ressources de notre planète, etc., obligent désormais chacun d’entre nous à le faire. De nouvelles frontières doivent être imaginées. Et de façon urgente.
Ce « plus » doit-il se résumer à une vision quantitative (et une telle approche est-elle encore tenable aujourd’hui ?) ? A-t-on réellement besoin de toujours plus ou faut-il emprunter une autre perspective ? Les technologies sont évidemment toujours au service de la performance et de la rentabilité. Mais tout dépend bien sûr de la définition que l’on donne à ces termes. La question qui se pose alors est donc : puisque nous n’avons pas d’autre choix que de changer à une époque où il faut faire preuve à la fois de performance et de sobriété, comment mieux faire, mais aussi comment faire mieux ? Quel rôle la plus puissante des technologies actuelles, le numérique, peut-elle jouer dans le cadre de cette nécessaire évolution ? Car, en raison de la puissance qu’il a acquise, le numérique est profondément ambivalent : il est capable de produire du plus et du mieux, il est potentiellement vecteur à la fois d’un « toujours plus » et d’un « toujours mieux »…
Plus ou mieux ?
On a longtemps opposé « plus » et « mieux », c’est-à-dire quantité et qualité. Malgré quelques exceptions où elles cohabitaient, avoir l’une ne pouvait se faire qu’au détriment de l’autre. Le luxe est, par exemple, une manifestation frappante de cet antagonisme.
La quantité a jusqu’alors été la dimension principale du développement. L’industrie a donné un corps à la capacité de produire des biens en grande quantité. Ainsi, le progrès tel qu’il est majoritairement conçu, consiste à pousser en avant des quantités. C’est ce qui nous a conduit à adopter un modèle où l’on produit et consomme de plus en plus. C’est la base du système de production tel qu’il a mondialement été mis en place. Le système du quantitatif a même su absorber en partie la notion de qualité. D’un point de vue économique, le qualitatif est rentré dans le système de la quantité, notamment avec la personnalisation de plus en plus affinée des objets produits en grande série. De ce point de vue, c’est un qualitatif amoindri : on pourrait dire que la qualité reste globalement – avec, encore une fois, de multiples exceptions – soumise à l’impératif de quantité.
Ce mode de fonctionnement demande à être revu et corrigé. Nous sommes tous aujourd’hui obligés, chacun à notre hauteur, de faire d’une manière ou d’une autre la critique générale d’un système dont l’équilibre repose essentiellement sur des enjeux quantitatifs, et de le mettre plus ou moins profondément en question. De gré ou de force, l’état de la situation générale va nous contraindre à faire profondément évoluer nos modèles.
Ce qui est sûr, c’est que l’on a besoin de « plus » autant que de « mieux ». Tout le sens du progrès tient finalement aujourd’hui dans l’invention d’une articulation harmonieuse possible entre ces deux termes. On ne peut pas freiner le progrès. Qui oserait dire à un paysan que la pioche et la bêche, c’est mieux que le tracteur ?…
« Plus » et « mieux » devraient cohabiter et se rencontrer pour se renforcer mutuellement. C’est peut-être là que le rôle du digital peut-être décisif dans cette mise en place ou cette mise en route du changement. Ainsi, il peut vraisemblablement contribuer à un meilleur état de société. Encore faut-il que la pente productiviste ne l’emporte pas sur l’exigence de qualité (qualité de vie, qualité des écosystèmes, de l’air, de l’eau, de la terre, etc.). Ainsi, le digital pourrait être susceptible d’initier et de soutenir une double augmentation : par la quantité (pour ne pas sacrifier le progrès) et par la qualité (pour ne pas sacrifier la vie). Et surtout viser un équilibre entre ces deux dimensions.
Serait-ce une façon d’aller vers un « plus autrement » ?
Juge et partie
Mais beaucoup reste à faire et à penser avant d’atteindre (ou pour atteindre) ce point d’équilibre. L’un des tous premiers points à prendre en compte est la double nature du digital, capable de « plus » et aussi de « mieux » – le premier n’étant pas, ou plus, la condition unique du second.
Un des risques du « toujours plus » avec le numérique est qu’il ouvre énormément de champs. Le métavers en est un exemple concret et actuel. Ce monde parallèle offre un « toujours plus » extrêmement fort. L’aspiration n’y a quasiment pas de limite, hormis celles des règles du jeu. Cette absence de limite est susceptible d’altérer alors le « Je » qui se transforme en « Jeu » avec tout ce que cela suppose de superflu et d’oubli du sens de la responsabilité. Ainsi, si le digital permet d’aller plus vite, plus loin et plus large dans chaque champ investi, il accélère également la dimension subjective des êtres humains. Face aux désirs et aux attentes qu’il suscite, l’esprit de responsabilité et d’auto-modération pèse souvent bien peu.
Relativement simple à poser sur le papier (ou sur l’écran), la situation se complexifie infiniment quand on mesure que le régulateur est aussi celui qui veut plus. Celui qui peut agir sur la limitation du système est aussi son principal bénéficiaire. Ainsi, la question présente de multiples dimensions qui touchent aussi bien notre fonction professionnelle, notre rôle social que notre statut de citoyen. Ceux qui définissent le « plus » (et donc son périmètre, sa granularité et sa profondeur) sont aussi ceux qui sont censés le réguler. Et réguler suppose souvent d’aller contre son désir pour le rendre compatible avec une situation. La psychanalyse décrit ce conflit psychique en décrivant les ajustements nécessaires du principe de plaisir face au principe de réalité. Ainsi, nous sommes donc tous dans la position inconfortable d’être à la fois demandeurs et régulateurs, celle de vouloir « plus » et de s’imposer « moins ». Si aujourd’hui nous sommes obligés un peu partout de nommer des régulateurs ou des modérateurs (le contre-exemple de Twitter le montre amplement), c’est bien que le problème essentiel est lié à notre capacité et à nos difficultés à nous auto-réguler spontanément pour le bien commun.
Bien trop souvent, nous préconisons à titre global une solution, mais à titre individuel nous préférons que les contraintes liées à cette solution s’appliquent surtout aux autres ! C’est le fameux « NIMBY » (« not in my backyard ») par lequel les Américains désignent cette logique où ce que nous décrivons comme nécessaire dans l’abstrait ne saurait s’appliquer lorsque la situation nous concerne directement.
À la fois juge et partie, le possible régulateur est aussi l’acteur principal. Et s’il profite pleinement des bienfaits de la technologie digitale, il peut aussi être la principale victime de ses excès ou de ses dévoiements.
En cette matière, il est donc utile de revenir à une logique de base selon laquelle l’initiateur ou le créateur de toute technologie, tout comme celui qui l’emploie, doit l’utiliser à bon escient. C’est comme le nucléaire : on fait une centrale ou on fait une bombe ?
Le créateur amélioré par sa créature ?
Le numérique est aujourd’hui synonyme d’innovation. Les deux termes sont en effet profondément intriqués, tant le premier est le moyen presque exclusif de la seconde.
Le mouvement initié par la place grandissante du numérique dans tous les aspects de la société peut aller du côté de l’amélioration du bien commun par des séries successives d’innovations. On est alors sur une pente vertueuse. Mais le dire ne suffit pas. Il faut éviter toute candeur. Il convient d’être particulièrement vigilant en cette matière plus qu’en d’autres, car des enjeux fondamentaux sont ici engagés. Par ailleurs, des retours en arrière, la prévalence d’intérêts égoïstes, la force des lobbies, ou des oublis du bien commun purs et simples sont toujours possibles.
Dans un cadre aussi complexe, est-ce que, à l’instar de toute grande révolution, le numérique ne représente pas finalement l’occasion de faire évoluer fondamentalement un système de pensée ou un système éducatif ? Est-ce que l’ultime vertu ou la vocation finale du numérique n’est pas de nous placer devant une évidence : c’est nous-mêmes qui devons être l’objet de l’évolution face à la multitude de champs qu’ouvre chaque jour cette technologie ?
En effet, le numérique bouleversant tout, nous ne pouvons faire plus longtemps l’économie d’un examen profond des bases sur lesquelles reposent nos modes de vie. Si ce chambardement n’est pas l’occasion d’une réelle prise de conscience, donc l’établissement d’un nouveau cadre politique, on va sans aucun doute vers sérieux problèmes.
Faute d’évoluer, on continuera à creuser un sillon entre le bénéfice et le négatif. Mais surtout, on ne fera qu’amplifier une logique générale déjà fort criante de dualités ou d’oppositions toujours plus radicalisées : l’écart grandissant entre riches et pauvres, l’inégalité devant les conséquences de l’évolution du climat, etc. Ces questions ne se résoudront pas toutes seules. La véritable solution passe alors vraisemblablement par l’éducation, par un meilleur rapport à la sagesse, par une capacité à fixer des limites.
Il faut donc faire un pas supplémentaire. Et mesurer que l’on soit rentré dans une révolution que le numérique a les moyens de porter à des fins de changement ou d’évolution de mentalité. Il faut comprendre (et accepter, ce qui n’est pas forcément chose aisée) que ce n’est plus seulement nous qui faisons évoluer le numérique, mais, par un effet de feedback, c’est le numérique qui nous fait évoluer. C’est nous qui sommes innovés, et en plus de nous innover, par la connexion généralisée et l’accès toujours plus vaste à l’information qu’il opère, le numérique peut nous aider à faire évoluer positivement les consciences.
Dans un point de bascule inédit, c’est la créature technologique qui innove son créateur. Il ne s’agit pas d’une perspective de science-fiction ou de transhumanisme. Nous sommes ici dans une optique culturelle, une perspective de refonte et de redéfinition des éléments essentiels, notamment politiques qui permettent un meilleur vivre-ensemble.
Ainsi, un nouveau champ se dessine où digital et innovation fournissent les moyens d’ouvrir une nouvelle ère. C’est comme si nous étions guidés vers la possibilité d’une amélioration généralisée. De cette manière, le numérique montre qu’il n’est pas une technologie parmi d’autres, mais qu’il est capable de soutenir une véritable évolution de pensée qui consiste avant tout à prendre toute la mesure de cette évidence : désormais, les outils nous créent autant que nous les créons.
Article initialement paru dans La Tribune